Retour sur deux affirmations de la propagande dalaïste

par Albert Ettinger, le 26 septembre 2016

Cher Vincent,

J’ai lu le dialogue que vous avez eu avec votre copain et je l’ai trouvé très intéressant. Votre copain semble être un jeune homme sensé et assez bien informé, mais il est malheureusement très influencé par la propagande occidentale concernant le Tibet, au point de répéter deux affirmations qui sont particulièrement infâmes : celle du « colonialisme chinois » au Tibet et celle qui compare la situation au Tibet avec l’occupation nazie de la France pendant la IIe Guerre mondiale.

 

Je voudrais faire quelques remarques sur ces deux points, comme vous me l’avez demandé. Sur la question du « colonialisme » d’abord.

  • Même Tséring Shakya, le seul Tibétain de l’exil à avoir écrit une Histoire du Tibet qu’on peut qualifier de scientifique, conteste que la Chine ait « occupé » le Tibet pour une raison colonialiste, à savoir pour s’emparer de ses ressources naturelles et pour conquérir de l’« espace vital ».(1)

     

  • Le reproche de « colonialisme chinois » fait référence au colonialisme « blanc » de l’époque moderne (espagnol, anglais, nord-américain, français, belge, allemand) ou encore au colonialisme japonais (Corée, Chine etc.). Tous ces colonialismes se sont caractérisés par quelques traits communs : 1) Exploitation, pillage et appauvrissement extrême de la colonie, avec comme conséquence la misère et un important recul démographique du côté des autochtones.  2) Maintien des colonisés dans un état d’ignorance ; destruction délibérée sinon de leur existence physique, du moins de leur langue et de leur culture. 3) Discrimination explicite et délibérée, dans l’idéologie officielle, les lois et la pratique, des populations autochtones, la plupart du temps sur la base d’une prétendue supériorité raciale des colonisateurs.

     

Pour trancher la question de savoir s’il y a « colonialisme chinois » (dans ce sens politique du terme) au Tibet, il faut donc examiner si un ou plusieurs de ces traits typiques peuvent s’appliquer à la situation au Tibet.

 

En fait, il n’en est rien. Au contraire, les Tibétains, jadis misérables, illettrés et ayant connu un déclin démographique permanent depuis des siècles, vivent aujourd’hui beaucoup mieux : ils sont mieux logés, mieux nourris, mieux éduqués, mieux soignés en cas de maladie … et beaucoup plus nombreux. Ils ont, dans leur grande majorité, infiniment plus de droits qu’ils n’en ont jamais eus dans l’ancien Tibet. Leur langue et leur culture sont reconnues et protégées ; le tibétain écrit est utilisé partout (enseignes, panneaux, journaux, école primaire et secondaire) ; il y a plusieurs programmes télé et radio en tibétain, et même des tibetologues occidentaux hostiles à la Chine comme Françoise Robin ont dû constater un important essor de la culture tibétaine moderne en RAT. L’université du Tibet à Lhassa est le plus grand centre d’études tibétaines au monde. L’État chinois fait depuis des décennies des efforts constants pour former et promouvoir des cadres tibétains. La seule discrimination qui existe en RAT est ce qu’on a appelé une « discrimination positive » : les couples tibétains n’ont jamais été soumis à la politique de l’enfant unique, à la différence des couples Hans, et les candidats d’ethnie tibétaine sont avantagés dans les concours qui règlent l’accès aux études supérieures. Loin de retirer des avantages économiques du Tibet, le gouvernement chinois dépense des sommes énormes pour doter la région d’une infrastructure moderne, protéger son environnement et promouvoir l’éducation et l’économie. Comparez donc avec la situation au Congo belge sous Léopold II, à Haïti au temps de Toussaint Louverture ou en Algérie sous le « code de l’indigénat » français. Comparez à la Namibie ou à l’Afrique de l’Est allemande sous le « Kaiser », au Bengale sous « Queen Victoria », aux Amérindiens en Amérique du Nord. Comparez à Hawaii ou aux Philippines sous domination US. Ou comparez au projet colonialiste que l’Allemagne nazie a essayé de réaliser entre 1941 et 1945 en Europe de l’Est.

 

Nous voici donc arrivés, fort opportunément, à cette autre question dont je voulais parler, à savoir au parallèle que certains propagandistes ont voulu suggérer entre « l’occupation » du Tibet et l’occupation nazie (et la collaboration) pendant la Seconde Guerre mondiale.

 

Cette comparaison de la Chine communiste avec l’Allemagne nazie est particulièrement sordide, d’abord parce qu’elle est une insulte parfaitement indécente à l’égard de tous les patriotes Tibétains qui, tel un Tashi Tséring (voir Mon combat pour un Tibet moderne, Golias, 2010) , ont œuvré et œuvrent depuis des décennies à développer le Tibet, sa culture et sa langue, en étroite collaboration (le voilà, le mot qui n’a aucun sens péjoratif dans ce contexte !) avec les autorités de Lhassa ou de Pékin.

 

De surcroît, cette comparaison témoigne d’une mauvaise foi à peine croyable car :

  • Tout d’abord, c’est le régent lamaïste au pouvoir en 1939 (et qui allait devenir le Premier précepteur du 14e dalaï-lama) qui a noué des liens amicaux avec le 3e « Reich ». C’est le gouvernement lamaïste de Lhassa qui sympathisait avec la « puissance bouddhiste » que fut l’Empire nippon, principal allié du « Reich », tandis que la Chine, nationalistes et communistes confondus, combattait du côté des Alliés.

  • Deuxièmement, le 14e dalaï-lama a compté plusieurs nazis et criminels de guerre allemands ainsi que des néo-nazis parmi ses amis occidentaux les plus proches. En plus, des similitudes manifestes existent entre le nationalisme chauvin et volontiers raciste de l’exil tibétain et l’idéologie nazie.

  • Troisièmement, en 1951, la Chine n’a pas « envahi » un État souverain – ce que l’Allemagne nazie fit en attaquant l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, la France, la Grèce, la Yougoslavie et l’Union Soviétique. La Chine a par contre récupéré, après l’Accord en 17 points ratifié par l’ « assemblée nationale » de Lhassa et le 14e dalaï-lama, un territoire qui avait fait partie de la Chine depuis le XIIIe siècle et dont la sécession en 1913 n’avait été reconnue par aucun État souverain du monde.

  • Quatrièmement, le Tibet était tombé, surtout après la révolution chinoise de 1911 suivie de guerres civiles et de l’agression japonaise, sous la coupe de l’Empire britannique. Ce fut, faut-il le rappeler, le plus grand empire colonial de tous les temps qui avait déjà envahi le Tibet en 1903 et l’avait amputé (lui, et donc la Chine) d’une partie de son territoire. On devrait donc dénoncer plutôt cet agresseur colonialiste et ceux qui ont gardé les territoires annexés…

  • Cinquièmement, le pays des lamas n’avait pas changé pour autant son système - une théocratie féodale totalement anachronique. La révolution chinoise et l’arrivée de l’Armée de Libération marquaient donc le début d’une double libération pour le peuple tibétain, sa libération de l’impérialisme britannique et du joug de ses seigneurs féodaux.

  • Sixièmement, la Chine « rouge » ne peut en aucune manière être comparée à l’Allemagne nazie : celle-ci était une puissance impérialiste, raciste, expansionniste et militariste qui avait pour but déclaré la domination du monde et l’extermination ou l’asservissement des peuples « inférieurs ».

  • Septièmement, l’Armée de Libération du Peuple chinoise, quant à elle, n’avait rien, mais alors rien du tout, de ce qui caractérise les armées impérialistes ou coloniales et, à plus forte raison, la « Wehrmacht » ou les « Waffen-SS » de l’Allemagne fasciste. On n’a qu’à lire ce que, par exemple, un Edgar Snow, une Alexandra David-Néel ou encore le médecin français André Migot (2) ont écrit à son sujet.

     

     

Notes :

  1. Tsering Shakya, The Dragon in the Land of Snows, A History of Modern Tibet Since 1947, London 1999, lire p. 92

  2. André Migot, Tibetan Marches, Translated from the French by Peter Fleming, London 1955 - Le docteur Migot, admirateur du bouddhisme et du Tibet lamaïste, fut capturé par l’APL en 1948 près de Pékin. Il raconte l’expérience qu’il a vécue comme prisonnier suspecté d'espionnage dans les derniers chapitres de son livre sur « Les Marches tibétaines ». Je n’ai malheureusement trouvé celui-ci que dans sa traduction anglaise. Voici quand-même quelques-unes de ses constatations que j’ai retraduites de l’anglais : « … quand nous sommes retournés au village nous étions dans les meilleurs termes avec nos ravisseurs. » ( p. 274) « Nos gardiens étaient des hommes charmants. » « … nous ne pouvions nous empêcher de nous demander si tous les communistes allaient être aussi agréables et plein d’égards que ceux que nous avions connus jusqu’alors. »  « Les paysans travaillaient dans les champs et semblaient être en bons termes avec les troupes communistes qui étaient logées dans les grands villages. Les soldats, curieusement, ne jouaient pas leur rôle habituel de purs parasites, mais participaient aux travaux des fermes autant que leurs devoirs le permettaient. » (p. 275) « Les soldats menaient une vie ascétique. Pas de boisson alcoolique, pas de jeux, pas de vol, pas de pillage. Il n’y avait rien qui permettait de distinguer les officiers des autres rangs. Tous portaient le même uniforme gris, sans bandes, insignes de grade ou décorations militaires. Tous mangeaient le même bol de riz, dormaient sur les mêmes nattes, faisaient les mêmes heures de service ; et tous touchaient quasiment la même paye. » (p. 278) Vers la fin de son livre, le docteur Migot explique : « Je ne suis moi-même ni un communiste ni un anticommuniste. Je ne crois pas que les problèmes de l’humanité peuvent être résolus par des solutions purement politiques, et je suis convaincu que les forces spirituelles sont plus importantes que les idéologies. Les choses spirituelles ne devraient jamais être subordonnées aux choses temporelles ; mais d’un autre côté, un vernis de spiritualité ne devrait jamais non plus être utilisé pour blanchir une tyrannie, comme cela se fait parfois. La liberté ne doit jamais signifier la liberté des forts à opprimer les faibles. » Et il conclut ainsi : « Maintenant j’ai vu, derrière les lignes communistes, les jeunes qui font un réel effort pour instaurer la décence et la justice. Ils veulent désespérément améliorer les conditions de vie, combattre la pauvreté, rendre sa dignité à l’individu, apporter un élan d’altruisme dans la vie de la communauté. (…) Même si beaucoup de gens ne sont pas du tout d’accord avec les doctrines sur lesquelles se fonde cette expérimentation humaine, même s’ils ont un avis tout à fait différent en ce qui concerne ses conséquences pour le meilleur ou pour le pire, moi, personnellement, j’ai vu dans ce but une expression de l’esprit humain que je n’ai pu m’empêcher d’admirer. » (p. 288)