Qu'en est-il du « Tibet par-delà le religieux et le politique » ?

par Elisabeth Martens, le 7 mars 2017

Les deux adjectifs « politique » et « religieux » qui cadrent à merveille avec l'ancien Tibet et qui, ici, prétendaient rendre au Tibet une certaine neutralité m'ont rendue curieuse quant au contenu de cette « journée Tibet » organisée par l'ULB (1). Ce défi allait-il être relevé ? Car comment parler du Tibet sans aborder les volets politique et religieux ? La littérature et le théâtre eux-mêmes (qui faisaient l'objet du jour)ne s'épanouissent-ils pas à partir du terreau politique et religieux ?

 

Les universitaires rassemblés pour l'occasion composaient une brochette bien avertie avec Isabelle Henrion-Dourcy, anthropologue et tibétologue, professeure au département d’anthropologie à l’Université Laval à Québec, Françoise Robin, tibétologue, professeure des universités et directrice de la section de tibétain à l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Occidentales), Andrew M. Fischer, professeur agrégé de Social Policy et de Development Studies à l’Institute of Social Studies (ISS) de La Haye , et Lara Maconi, sinologue et tibétologue, chercheuse au CNRS (CEH Centre d’Études Himalayennes et CRCAO Centre de Recherche sur les Civilisations de l’Asie Orientale), professeure d’histoire de la littérature tibétaine à l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Occidentales).

La journée était modérée par la sinologue Françoise Lauwaert (ULB) et se clôturait par une lecture et un récital de chants tibétains par Tenzin Gönpo, directeur de l'atelier culturel tibétain « La Compagnie Tshangs-pa », compagnie de théâtre des Tibétains en exil.

 

Rien que du beau monde pour nous parler d'un Tibet actuel... mais de quel Tibet s'agit-il ? En effet, ce choix d’intervenants semble d'emblée orienté. J'entre dans l'auditoire avec ma seule détermination de participer à cette journée sans parti-pris, juste avec la curiosité de savoir comment une telle brochette va relever le défi de parler une journée entière du Tibet sans aborder ni le politique ni le religieux.

 

Dès la première intervention, celle d'Isabelle Henrion-Dourcy qui présentait son ouvrage de 950 pages sur le théâtre Acho-lhamo (2), j'ai déchanté : pour parler du Tibet actuel, elle projette sur l'écran la carte du « Grand Tibet », un territoire tibétain qui a existé à la fin du 8ème siècle et au début du 9ème (fin du règne des Tubo). On est directement plongé dans la polémique puisque c'est le territoire revendiqué par le dalaï-lama et ses défenseurs.

 

Et, comme on pouvait s'y attendre, la tibétologue nomme « à l'ancienne » les différentes régions habitées par des Tibétains  : « Amdo », « Kham », « U-Tsang ». Or par qui ont été dessinées les 18 provinces chinoises sinon par les Qing (dernière dynastie de l'empire chinois, 1644-1911) ? Les frontières de la RAT n'ont quasi pas bougé depuis le règne de Qianlong qui, au cours de son règne (1736-1796), a fait du Tibet un protectorat, ce qui se produira également pour la Mongolie et le Xinjiang (3).

 

 

La Chine multiculturelle, rassemblant une cinquantaine d'ethnies différentes ayant chacune sa langue et ses traditions, date de cette époque. La République de SunYatsen n'a fait que confirmer cette diversité en 1911. La première moitié du vingtième siècle fut une période tellement perturbée pour la Chine – présence des Européens dans les Concessions, guerre sino-japonaise, guerre civile opposant les troupes nationalistes et communistes - qu'elle a mis ces contrées lointaines entre parenthèses jusqu'en 1949, année de la proclamation de la République populaire de Chine par Mao.

Lorsque, deux ans après, en 1951, les troupes l'APL entrent à Lhassa, c'est avec des intentions pacifiques. La Chine se réapproprie ses territoires et vient y installer son idéologie et ses méthodes. Pour le gouvernement chinois, il est urgent de libérer les populations du Tibet d'un millénaire d'oppression et de servage, pourtant elle n'impose pas la Réforme agraire comme partout ailleurs dans le pays. Elle propose aux dirigeants du Tibet – il ne restait à ce moment-là que le dalaï-lama et le panchen-lama – un « Plan en 17 points » plus « léger » que la Réforme agraire, que le dalaï-lama accepte.

 

Françoise Robin revient alors sur ce que les Tibétains nomment le « Grand bouleversement », « une période sombre pour les Tibétains, surtout ceux de l'Amdo, allant de 1958 à 1976 », dit-elle. D'après la tibétologue, cette période comprend le Grand Bond en Avant avec, à la clef, les années de sécheresse et de famine et ses13 millions de morts, et la Révolution culturelle qui s'est éteinte en même temps que Mao, en 1976. Ce qu'avance Madame Robin peut s'apparenter à la naissance d'un mythe historique. En effet, elle parle « d'un génocide totalement méconnu qui a eu lieu dans l'Amdo en 1958 ».

L'Armée rouge aurait combattu les Tibétains de l'Amdo, sous-équipés par rapport aux troupes chinoises, moines et civils réunis principalement en vue de préserver le bouddhisme et ses monastères. On peut traduire ici que ce sont les dirigeants tibétains de l'Amdo (seigneurs et lamas) qui ne voulaient pas perdre leur pouvoir et qu'ils se sont battus bec et ongles en engageant la population tibétaine dans un combat absurde et sans merci.

Ces combats auraient fait tant de morts et de prisonniers du côté tibétain que les villes et les villages ne comptaient plus un seul homme valide. Il n'y serait resté que femmes, enfants et vieillards. Hélas, il n'y a aucun écrit témoignant de ce désastre et la plupart des survivants de « l'Amdo 58 » sont décédés depuis. Aucun témoignage donc, sauf des murmures et des chuchotements, comme dans les années cinquante en URSS sous Staline !

 

Pour accréditer ses dires, Madame Robin fait appel à la notion de « post-mémoire », concept créé par Marianne Hirsch. Ce terme est utilisé pour la première fois par cette chercheuse pour désigner l’expérience des personnes ayant grandi entourées de récits de survivants de la Deuxième Guerre mondiale. Le concept de post-mémoire évoque plus particulièrement la démarche créatrice des enfants de victimes de la Shoah qui, par l’entremise de l’art ou de l’écriture, parviennent aujourd’hui à exprimer, à leur manière, leur souvenir des récits que leur ont faits leurs parents. Madame Robin transpose ce concept à « l'Amdo 58 » et parle d'un traumatisme dévastateur suite auquel un silence de plusieurs générations se serait installé et qui se répercuterait seulement maintenant, dans la littérature tibétaine du 21ème siècle.

 

Dans cette « littérature de cicatrice », Françoise Robin repère d'abord « Les chemins arpentés », une nouvelle écrite par Alo Rinchen Gyalpo (né en 1966) publiée en 1993. Il y fait des allusions au génocide qui aurait eu lieu dans l'Amdo en 1958, mais « on sent qu'il n'ose pas en dire plus », précise Madame Robin. La nouvelle mentionne des « prison, famine, désert, pelles, pioches, camp de travail, etc., mais n'entre pas dans les détails du génocide », fait remarquer la chercheuse.

 

Elle poursuit avec un roman de 200 pages publié en 2009, soit cinquante ans après les faits, intitulé « La tempête rouge » écrit par Tsering Dondrup, un Tibétain du cru. Ce roman a immédiatement été interdit par les autorités chinoises et l'auteur a dû le publier par ses propres moyens, ce qui lui a valu d'être démis de ses fonctions. Le héros de son roman est un lama réincarné aux mœurs douteuses, une sorte d'anti-héros qui colle bien à l'humour noir et sarcastique des auteurs tibétains.

 

Dondrup a cristallisé dans ce personnage peu recommandable les ressentis traumatisants accumulés par les générations depuis le génocide de 1958, et Françoise Robin de comparer ce roman à celui de « L'archipel du goulag » de Soljenitsyne. Puis une troisième ouvrage rassemblant 23 témoignages qui ont été murmurés et chuchotés jusqu'à l'heure actuelle a été rédigé par un lama. Et un quatrième est une autobiographie d'un auteur tibétain qui à l'époque du génocide de 58 avait 9 ans et qui rédige son récit comme s'il était encore un garçon de 9 ans en rappelant à lui ses souvenirs d'enfance.

 

Ces quatre ouvrages qui « témoignent » du génocide qui aurait eu lieu en Amdo en 1958 ont été réunis en un seul par l'écrivain tibétain Shokdung. Ce dernier replace les histoires précédentes dans le contexte des années cinquante et les relate comme s'il s'agissait de faits historiques. Il intitule son ouvrage : « The Division of Heaven and Earth, On Tibet’s Peaceful Revolution ». Le traducteur de son ouvrage-choc – immédiatement interdit en Chine « et c'est bien la preuve que les faits relatés sont réels » dit Madame Robin (!!!) - est Matthew Akester qui, outre ses travaux de traduction de la littérature classique et moderne tibétaine, est engagé aux côtés du dalaï-lama dans diverses ONG qui revendiquent un « Free Tibet » : « Tibet Information Network », « Human Rights Watch », « Tibet Heritage Fund », « Tibetan Buddhist Resource Center », etc.

 

Pour introduire son ouvrage, Shokdung fait appel à Richard Gere, président du conseil d'administration de l'International Campain for Tibet (ICT). L'ICT a été fondé en 1988 et est basé à Washington, il a pour mission de revendiquer l'indépendance du Tibet et de réunir des soutiens internationaux pour obliger la Chine à entamer des pourparlers sur « l'occupation du Tibet ». L'ICT est alimenté financièrement par des dons privés, mais aussi par la Fondation Gere et reçoit d’énormes subventions du National Endowment for Democracy (pour exemple : 25.000 US$ en 2013) qui n'est autre que la face « clean » de la CIA .

 

C'est ici que Françoise Robin perd toute crédibilité. En effet, comment ajouter foi à une pareille coterie dont les éléments épars ne se vêtent que de la seule couleur safran du dalaï ? Comment ajouter foi à des rumeurs d'un génocide méconnu dont on entend encore les cris, bien qu'ils se chuchotent d'une oreille à l'autre, à des témoignages post-mémoire dont le transgénérationnel se souvient, des récits de récits de récits qui sont crédibles, bien sûr, puisque ce sont des Tibétains qui les racontent, et encore, en osant à peine les murmurer ! « Amdo 1958 », un génocide fantôme, ... d'un génocide de la population tibétaine vers un génocide de la culture tibétaine, glissade subtile.

C'est ainsi que se créent les mythes de l'Histoire. On le sait, le Tibet est la terre de tous nos mythes et on n'a pas manqué d'en inventer autour des populations du Haut plateau, le plus tenace étant celui des 1,2 millions de morts sous les exactions de la Chine, alors qu'il a été maintes fois démontré par différentes études de différentes tendances que ce chiffre n'a rien à voir avec la réalité (4).

 

Pourtant ce chiffre de 1,2 millions de morts tibétains continue à circuler dans le monde. Il a acquis toute sa « vérité médiatique » en 1987, lors du discours du 14ème dalaï-lama devant le Congrès américain. « Depuis lors, il a été multiplié et a gagné en crédibilité par la répétition », dit Patrick French, ex-président de « Free Tibet » (5).

 

Alors qu'en est-il de « l'Amdo 58 » de Madame Robin ? Ce qu'elle nomme « Amdo » est à peu de choses près la province du Qinghai. Celle-ci a été marquée par l'échec de l'industrialisation des campagnes à la fin des années cinquante. Entre 1958 et 1962, environ 20.000 Tibétains sont morts de faim dans cette province, avance une étude américaine qui ajoute que, toute proportion gardée, davantage de Chinois ont péri dans cette même province durant cette même période. Ce chiffre de 20.000 morts tibétains n'a donc rien à voir avec des combats intensifs et l'extermination de la population tibétaine masculine ou avec un génocide du peuple tibétain (6).

 

Faut-il en conclure que cette journée d'étude autour de la littérature et du théâtre tibétains n'est à nouveau qu'un espace d'attaques infondées contre le gouvernement chinois ? Quel dommage et quel gâchis, alors les études présentées pendant la journée sur le théâtre et la littérature tibétaines étaient passionnantes. Cependant, et cela a même été dit textuellement par Madame Henrion-Dourcy, ces sujets ont été choisis pour servir d'armes médiatiques, une sorte de « soft power culturel » mis en œuvre pour attaquer la Chine.

 

Une apothéose du « soft power dalaïste » clôture la journée d'étude tibétaine avec l’acteur, chanteur, musicien et danseur Tenzin Gönpo qui lira d’abord des extraits de littérature tibétaine choisis par Françoise Robin. Il fera ensuite une démonstration des qualités vocales et de l’art du chanteur d’Ache-lhamo commentée par Isabelle Henrion-Dourcy et terminera enfin par quelques chants populaires tibétains. Est-il utile de préciser que Tenzin Gönpo est aussi un fidèle dalaïste, exilé avec ses parents à l'âge de cinq ans (en 1960), il a grandi dans l'enclave de Dharamsala pour venir s'installer en France en 1990.

Il a participé à toutes les œuvres magnifiant les mythes que nous créons si volontiers autour du Tibet. Entre autres, il a participé au tournage de Sept ans au Tibet (J-J Annaud, 1997) et de Samsara (Pan Nalin, 2001), a été conseiller technique en doublage sur Kundun (M.Scorsese, 1997), a joué pour le spectacle équestre Zingaro de Bartabas Loungta, les chevaux de vent (2003-2005), a improvisé la musique pour le chorégraphe Yutaka Takei (Les quatre saisons et le cycle de la vie, 2008), a interprété en tibétain les textes d’André Velter (La traversée du Tsangpo, Théâtre Molière, 2002) et a créé avec le conteur Pascal Fauliot L'Epopée du Toit du Monde, Guésar (Jeunesses musicales de France) et Magie et folle sagesse au Tibet, etc.

Grand bien nous fasse d'alimenter nos fantasmes tibétains, mais derrière ceux-ci, les Tibétains vivent au quotidien : 6 millions de personnes en Chine, dont 2,8 en RAT, qui ont tout à gagner de l'essor de la Chine.

Notes :

(1) « Par-delà le religieux et le politique : théâtre et littérature au Tibet aujourd'hui »
Vendredi 24 février 2017, Salle de vision de la Bibliothèque (NB2.VIS) à L’ULB

  1. « Le théâtre ache lhamo est-il moribond en RAT ? » par Elisabeth Martens, le 6 mars 2017, sur tibetdoc.org

  2. Jacques Gernet dans « Le monde chinois », 1999

  3. Barry Sautman dans « Contemporary Tibet » et Patrick French dans « Tibet-Tibet »

  4. Patrick French dans « Tibet-Tibet »

  5. Barry Sautman dans « Contemporary Tibet »