Le Tibet vu et revu par GEO, 2ème partie : une apparence d’impartialité

par André Lacroix, le 16 novembre 2017

 

D’entrée de jeu, le ton est donné : sous une apparence d’impartialité (« côté pile » et « côté face »), Jean-Christophe Servant se livre, entre les pages 38 et 50 illustrées par dix photos, à un long réquisitoire contre la politique menée par la Chine dans la Région autonome du Tibet (RAT) et sa capitale Lhassa.

 

GEO, n° 464, p. 38
photo GEO, n° 464, p. 38

Un journalisme troublant

Dans un sous-titre en gros caractères rouges, l’auteur affirme que Depuis les « troubles » de 2008, la ville est quasiment interdite aux journalistes étrangers. Si c’était vrai, jamais, par exemple, Maxime Vivas, en juillet 2010, avec d’autres journalistes français, n’aurait pu se rendre en RAT (voir recension de son livre Pas si zen. La face cachée du dalaï-lama sur www.tibetdoc.org → Politique → Exil et dalaï-lama). Jamais Sabine Verhest, journaliste au quotidien La Libre Belgique, n’aurait pu enquêter sur place et publier en 2012 TIBET. Histoires du Toit du Monde (voir recension critique sur www.tibeteoc.org → Politique → Médiatisation). Jamais Simon Denyer, le chef du bureau du Washington Post n’aurait pu se rendre à Lhassa en 2016 (comme rappelé à la p. 44 de l’article).

29 mars 2009 : des journalistes étrangers en train de réaliser des interviews dans le monastère Jokhang de Lhassa  (french.china.org.cn)
29 mars 2009 : des journalistes étrangers en train de réaliser des interviews dans le monastère Jokhang de Lhassa (french.china.org.cn)

 

Last but not least : si Lhassa était une ville « quasiment interdite », comment Jean-Christophe Servant, un journaliste connu, écrivant pour le magazine GEO et collaborateur régulier du Monde diplomatique, aurait-il pu débarquer à Lhassa au mois d’août 2017, aller au monastère de Drepung, revenir au palais du Norbulingka, déambuler sur le Barkhor et interviewer à sa guise des témoins européens préférant garder l’anonymat, comme «  Elizabeth, une guide touristique européenne » et une certaine « Marie, tibétologue européenne » ? N’est-il pas contradictoire de déclarer Lhassa « pratiquement interdite aux journalistes étrangers » et d’y réaliser une enquête journalistique passablement fouillée à défaut d’être impartiale ?

Par ailleurs, s’il est vrai que les journalistes étrangers ne sont pas toujours

les bienvenus au Tibet depuis 2008, il conviendrait de se demander pourquoi, au lieu de se contenter de placer le mot troubles entre guillemets. Que s’est-il effectivement passé à Lhassa le 14 mars 2008 à quelques mois des Jeux olympiques de Pékin ? Selon les témoignages concordants des étrangers présents sur place, des bandes de Tibétains ont saccagé et incendié de nombreux édifices privés et publics ; selon les sources, il y a eu de 19 à 22 morts, tous Chinois Han ou Hui, qui ont été battus, brûlés vifs, déchiquetés ou lapidés, et des centaines de blessés (voir notamment Peter Franssen, 5 questions à propos du soulèvement du Tibet sur le site www.tibetdoc.org. → Politique → Conflits). Ces crimes odieux ont évidemment provoqué la répression des autorités : imagine-t-on, par exemple, que si des Français du continent étaient massacrés en Corse, Paris resterait les bras croisés ?

Que la répression ait été disproportionnée, c’est sans doute vrai, mais cela peut, sinon se justifier, du moins se comprendre, étant donné les débordements de haine raciste et de violence meurtrière auxquels s’étaient livrés les insurgés tibétains, dont des moines : on peut s’en faire une idée grâce aux vidéos « Tibet-Lhasa riot March 14th 2008 – YouTube » (4 min 11 sec) et « 2008 Tibet (Lhasa) Riot, the Truth and Lies – YouTube » (8:58). Ces images terribles n’ont pratiquement jamais été diffusées sur nos grandes chaînes, qui, en revanche, se sont complu à stigmatiser les opérations de maintien de l’ordre.

Quand les Chinois ont appris comment la grande presse occidentale a très largement snobé les émeutes sanglantes du vendredi 14 mars 2008 pour se concentrer sur la répression qui a suivi, ils ont dû se sentir victimes d’un traitement inéquitable. Quelle aurait été l’attitude du gouvernement des États-Unis si, par exemple, un journaliste chinois, en 1992, avait passé sous silence les émeutes de Los Angeles en se focalisant sur la répression impitoyable effectuée par la garde nationale sur ordre de George Bush père ? La presse chinoise n’aurait-elle pas, dans cette hypothèse, été interdite ꟷ non pas quasiment mais entièrement ꟷ sur le sol américain ?

 

Des Tibétains discriminés ?

Dans un autre sous-titre en gros caractères rouges, on peut lire « Généreux, Pékin subventionne une politique de développement qui profite … aux non-Tibétains ».

À l’appui de cette thèse Jean-Christophe Servant cite abondamment le démographe canadien Andrew M. Fischer, enseignant à l’International Institute of social studies de La Haye. Selon ce dernier, « on assiste à une appropriation de l’économie locale par les non-Tibétains. » Ce jugement est pour le moins rapide. Il reprend, sous une formulation relativement soft, l’accusation maintes fois répétées, d’une soi-disant exploitation coloniale du Tibet par le gouvernement chinois. On lira avec intérêt plusieurs articles qui mettent à mal cette thèse sur www.tibetdoc.org (→ Politique → Région autonome du Tibet (→ Politique → Région autonome du Tibet).

Si Jean-Christophe Servant avait pu parcourir la RAT, s‘il avait visité les chantiers, les petites entreprises, les écoles, les instituts d’enseignement supérieur, etc., il aurait constaté que nombre de Tibétains participent activement au développement économique de leur région et en retirent un bénéfice évident. Si subsiste encore ici et là, sur le marché de l’emploi, une certaine discrimination entre les travailleurs tibétains et les travailleurs Han, c’est parce que ces derniers sont souvent mieux formés.

On touche ici au problème fondamental du Tibet. Comme le signale à juste titre Jean-Christophe Servant, « dans la RAT, les chercheurs estiment que l’on recense toujours 30% d’illettrés parmi la population – principalement à la campagne (…) ». C’est énorme, bien sûr, mais il faudrait d’abord ventiler cette statistique en faisant remarquer que le gros de ces 30% est fourni par une population âgée qui n’a pas pu bénéficier de l’instruction obligatoire ; ce chiffre ne fera que baisser, étant donné que la plupart des enfants tibétains sont aujourd’hui scolarisés. Anecdote : en décembre 2012, au cours d’une promenade dans les ruelles de Lhassa, ma femme s’est fait accoster par une jeune lycéenne, en survêtement d’uniforme scolaire ; elle était heureuse de bavarder en anglais avec une touriste ; à environ deux mètres, se tenait bien droit un solide Tibétain en costume traditionnel, aux yeux brillants de fierté : c’était son père, qui n’avait pas eu, lui, la chance d’aller à l’école…

 

À défaut de rencontrer des gens, Jean-Christophe Servant aurait pu au moins commenter les statistiques en rappelant que beaucoup de Tibétains vivent encore dans des villages isolés à plus de 4 000 mètres d’altitude et que, dans ces sociétés traditionnelles, la scolarisation des enfants n’est pas le souci premier, ce qui constitue encore une préoccupation pour les autorités locales. Pourquoi ne rappelle-t-il pas que, dans le Tibet d’Ancien Régime, le taux d’analphabétisme avoisinait les 95% et qu’on n’efface pas en soixante ans un millénaire d’obscurantisme ? Alors que la Chine a toujours été une terre d’inventions (la boussole, le papier, la poudre, la brouette, etc.), le Tibet d’Ancien Régime se caractérisait par une « ignorance institutionnalisée » (pour reprendre le titre d’un chapitre du livre de Maxime Vivas, mentionné plus haut), au point que la roue y était inconnue, sinon interdite…

 

Le Tibet est encore un pays pauvre

À Tsetang, filles et garçon à la sortie de l’école  (on remarquera les inscriptions trilingues : tibétain, chinois, anglais) (photo Thérèse De Ruyt, décembre 2012)
À Tsetang, filles et garçon à la sortie de l’école, on remarquera les inscriptions trilingues sur l'enseigne : tibétain, chinois, anglais
(photo Thérèse De Ruyt, décembre 2012)

 

Le poids historique de l’arriération technologique de ce Far West chinois explique en grande partie que, malgré les investissements colossaux consentis par le pouvoir central, le Tibet, comme d’autres régions rurales de la Chine, est encore un pays pauvre. Les propos d’Andrew Fischer ne constituent pas un scoop : les responsables locaux sont les premiers à reconnaître que le Tibet a encore pas mal de chemin à parcourir avant de rattraper la moyenne chinoise. Ainsi d’après Norbu Dondrup, vice-président du gouvernement de la RAT, « à la fin de l’année 2016, le Tibet comptait 442.000 habitants vivant sous le seuil de pauvreté » (voir France-Tibet, 20/10/2017), soit 13% des 3,2 millions d’habitants alors que, si l’on en croit Yan Lan, la dirigeante chinoise de la Banque Lazard, ils ne seraient que de 3,3% pour l’ensemble de la Chine (43 millions sur 1 milliard 300 millions) (voir Le Soir du 26/10/2017).

« Les paysans sont les exclus de la croissance de la province du Tibet (11,5% en 2016, la plus forte du pays) » (GEO, n° 464, p. 50)

 

Au Tibet, affirme Andrew M. Fischer : « 83% des habitants survivent toujours de l’élevage de yaks ou de la culture de l’orge. » Cette étonnante précision statistique me laisse rêveur : lors d’une journée d’étude universitaire organisée à Bruxelles le 24 février 2017 (voir www.tibetdoc.org→ Politique → Médiatisation), j’ai personnellement entendu ce même M. Fischer affirmer, graphiques à l’appui, que la RAT avait pris la tête parmi les provinces voisines en matière de niveau de vie des habitants (plus riches que dans le Gansu et le Qinghai voisins), en matière aussi d’urbanisation (le Gansu étant aujourd’hui plus agraire que la RAT) et en matière de structuration de l’emploi (la part du secteur tertiaire en RAT ayant même dépassé la moyenne nationale chinoise)…

De ses propres yeux, Jean-Christophe Servant n’a pas pu ne pas voir les étals de marchés de Lhassa regorgeant de fruits et de légumes variés, mais a-t-il vu les km2 de serres qui jouxtent la capitale et les autres villes ? N’aurait-il pas pu interviewer des Tibétains heureux de voir leurs carences alimentaires progressivement gommées par une diversification de la nourriture disponible ? S’est-il seulement demandé s’il n’y aurait pas un lien entre la modernisation de l’agriculture et l’allongement spectaculaire de l’espérance de vie ?

Quoi qu’il en soit, à supposer même que la légende du magazine GEO soit vraie et que les paysans tibétains soient effectivement « les exclus de la croissance », n’est-ce pas là une constatation que l’on peut faire dans de nombreux pays émergents ? Franchement, Monsieur Servant, vous qui êtes un spécialiste du Nigeria, estimez-vous que le paysan tibétain soit plus à plaindre que le paysan nigérian ?

Petits paysans nigérians  (Freegreatpicture.com)
Petits paysans nigérians (Freegreatpicture.com)

Et même dans nos pays avancés, n’arrive-t-il pas que certaines catégories de paysans soient « les exclus de la croissance » ? Comment oublier que, parmi les agriculteurs français, on a dû déplorer en 2016 un suicide tous les deux jours ?

Des lunettes aux verres déformants

Décidément, quand il s’agit de la Chine et du Tibet, il semble que l’on puisse impunément grossir le trait, tellement la pensée unique occidentale nous a accoutumés, dans un contexte de guerre économique, à considérer la Chine comme un ogre malfaisant auquel on prête les pires intentions.

Exemple : la guide Elizabeth, mentionnée plus haut, dénonce le fait que « sa voiture, louée à Lhassa auprès de la seule agence d’État qui fournit désormais des véhicules pour les touristes occidentaux, était équipée d’une caméra filmant le conducteur et d’un GPS permettant de tracer le véhicule » (p. 50). Ainsi donc, le GPS intégré à la voiture de location ꟷ qui constitue en Europe un atout publicitaire ꟷ devient au Tibet, pour notre guide anonyme, un scandaleux outil de contrôle… Ne serait-il pas temps d’en finir avec l’idée que les Chinois sont mal intentionnés ? C’est en tout cas l’avis du célèbre tibétologue Robert Barnett, qu’on ne peut accuser de complaisance vis-à-vis de Pékin (Seven Questions: What Tibetans Want, site Foreign Policy, mars 2008).

Autre exemple de ce parti pris, peu compatible avec un journalisme d’information : faisant écho au mensonge de Dharamsala sur un prétendu « génocide culturel », Jean-Christophe Servant parle de « la disparition programmée de la culture autochtone », une accusation réfutée avec force par les universitaires sérieux parmi lesquels on trouve le Tibétain Tsering Wangdu Shakya, professeur à l’Institute of Asian Research de l’Université de Colombie Britannique de Vancouver (voir www.tibetedoc.org → Culture → Langue et littérature). Pour rappel, l’enseignement du tibétain est obligatoire pour tous les garçons et les filles inscrits dans les écoles primaires de la RAT: il est donc faux d’affirmer que « le tibétain n’est plus qu’une langue secondaire » (p. 44). Ce jugement ex cathedra a quelque chose d’outrecuidant quand on veut bien se rappeler le sort peu enviable que l’État français réserve à ses langues régionales (basque, breton, corse, occitan, etc.), susceptibles d’être nettement moins minoritaires en France que le tibétain en Chine (les locuteurs tibétains ne représentent que 0,4 % de la population totale de la Chine). Le comble, c’est que ce jugement à l’emporte-pièce sert de légende à la photo ci-dessous où l’on voit précisément un enfant tibétain répéter sa leçon de … tibétain. Le poids de mots contre le choc des photos !?

GEO, n° 464, p. 43
photo GEO, n° 464, p. 43

 

Il arrive toutefois, quand on lit bien l’article de Jean-Christophe Servant, de constater que les Chinois ne sont pas si méchants. Ainsi, p. 48, les monastères sont-ils décrits comme des lieux « où l’on compte parfois deux fois plus de moines que ce qui est officiellement autorisé ». Étonnant donc, de la part d’un régime policier, athée et intolérant !

Conclusion de cette deuxième partie en forme de conseil à Jean-Christophe Servant : cher Monsieur, si vous retournez au Tibet, prenez cette fois le temps de parcourir le pays après avoir chaussé de bonnes lunettes solaires aux verres non déformants.

à suivre ....