Une ville religieuse tibétaine bientôt démolie ?

par André Lacroix, le 4 juillet 2016

Une pétition lancée par « Change.org » est actuellement en circulation sur le net pour s’opposer au démantèlement partiel, par le gouvernement chinois, du « campus » de Larung Gar, présenté comme la plus grande université bouddhiste en fonctionnement dans le monde.  Larung Gar est situé dans le comté de Sertar au nord de la Préfecture tibétaine autonome de Garze, dans la Province du Sichuan, aux confins de la Province du Qinghai.


En fait, il s’agit d’un immense campement, regroupant un institut et un monastère ainsi qu’un lacis de ruelles bordées de cabanes : une espèce de bidonville où peuvent s’entasser quelque 40 000 personnes, dont 20 000 nonnes et moines, dans des conditions hygiéniques que chacun peut imaginer.  Question : les autorités politiques n’auraient-elles pas le droit d’imposer des normes environnementales élémentaires et de démolir les nouvelles habitations construites illégalement ?

Le gouvernement a décidé de restreindre progressivement le nombre des résidents permanents d’ici au 30 septembre 2017, en fixant les étapes.  Il est précisé que les moines et moniales supérieurs devront être contactés personnellement et recevoir les instructions.  Nous sommes ici assez loin de la brutalité des opérations policières dans la jungle de Calais…

Autre décision gouvernementale : la séparation entre l’Institut de Larung Gar et le Monastère de Larung Gar.  Parmi les 5 000 personnes autorisées à rester, il sera fait une distinction claire entre les étudiants du Monastère et ceux de l’Institut. (…)  Le contenu des enseignements ne pourra être que purement religieux dans le Monastère, et purement laïque à l’Institut.  L’Institut sera administré comme n’importe quelle autre école gouvernementale.  Dans une région troublée, où les monastères sont souvent des foyers d’agitation indépendantiste téléguidés de l’extérieur, ces mesures n’ont rien de choquant, sauf pour les nostalgiques de la théocratie.

La pétition donne à penser que les autorités chinoises s’en prendraient au bouddhisme en général (à savoir les petit et grand véhicules, très largement majoritaires), alors qu’il s’agit ici de la secte nyingma (ou Bonnets rouges), la branche du bouddhisme tibétain la plus orientée vers les aspects ésotériques du tantrisme.  Pour avoir une idée des aberrations auxquelles peut mener le tantrisme, lire l’article d’Élisabeth Martens du 20/01/2016, intitulé Abus sexuels et bouddhisme tibétain.  Comme tout État dans le monde, la Chine n’aurait-elle pas le droit de s’intéresser de près aux dérives sectaires ?

La pétition parle d’un certain Khenpo Jigme Phuntsok, fondateur charismatique de l’Institut bouddhiste de Larung Gar.   Cet adjectif charismatique, employé à toutes les sauces, ne nous apprend rien sur la qualité et le sérieux de l’enseignement du personnage.  L’histoire regorge de leaders « charismatiques » qui ont abusé leur communauté.  Est-il anormal que l’État protège tous ses citoyens et exige que les religieux  s’engagent à pratiquer leur religion conformément à la loi ?  Il est aussi prévu que des campagnes officielles d’éducation devront avoir lieu tous les mois dans les monastères : c’est sans doute dommage que les autorités politiques  doivent en arriver là, mais de telles campagnes n’auraient pas leur raison d’être si, comme bien d’autres monastères du Sichuan, Larung Gar n’était pas perçu comme un État dans l’ État.

Les auteurs de la pétition ne se posent aucune question sur le financement de la bourgade de Larung Gar et de ses habitants.  De quoi vivent-ils ?  De leur travail ?  De leur méditation ?  D’autres pratiques ?  Quand, pour s’assurer un bon karma, les fidèles sont prêts à faire des dons au culte proportionnellement à leurs espoirs de bonne vie future, toutes les dérives sont possibles. Des scandales de corruption ont terni l’image du bouddhisme en Thaïlande (voir, entre autres, RTL, Le Monde, Le nouvel Obs, 02/04/2015) et tout le monde trouve normal que la junte au pouvoir veuille y mettre fin.  La République populaire de Chine serait-elle privée de ce droit ?

Faut-il le rappeler ?  La Révolution culturelle est terminée depuis quarante ans.  La Chine garantit la liberté de culte sur tout son territoire, y compris au Tibet (il y a deux mosquées à Lhassa), mais elle entend encadrer, par des organes spécifiques, les grandes religions reconnues sur son territoire : taoïsme, confucianisme, bouddhisme, islam, catholicisme (1), protestantisme.  Dans la mesure où les fidèles respectent les lois de la République, les cultes peuvent s’exercer librement.  

Non seulement les cultes, mais aussi les usages traditionnels comme, au Tibet, la polyandrie, encore en vigueur surtout dans les campagnes, et les « funérailles célestes » (2) consistant à déchiqueter les cadavres et à les donner en pâture aux vautours.  Ces coutumes particulières s’expliquent par la rudesse des conditions de vie sur le Haut Plateau : la polyandrie permet d’empêcher la division du patrimoine dans un milieu où les ressources sont limitées, tandis que les « funérailles célestes » se sont avérées plus pratiques que l’inhumation (sol gelé) ou la crémation (combustible rare). 

Malgré la répugnance que ces usages doivent provoquer chez les Chinois Han dont la sensibilité a été formée par deux millénaires et demi de morale familiale confucéenne, Pékin fait preuve en ces matières d’une tolérance remarquable.   Dans les parages de Larung Gar précisément, les « funérailles célestes » se déroulent encore sur une assez grande échelle (et sans beaucoup de discrétion) comme on peut le voir - âmes sensibles s’abstenir ! - dans un reportage intitulé Tibet, la Chine à l’assaut du Bouddhisme au Larung Gar, (toujours disponible sur YouTube), diffusé sur Arte à l’été 2011.  

Malgré les a priori antichinois habituels de cette chaîne (contrôlée par Bernard-Henri Lévy) qui relaie complaisamment les accusations ressassées en boucle par le dalaï-lama de prétendu « génocide culturel », la réalisatrice du reportage, a bien dû concéder ceci : « Au Larung Gar, les autorités n’interviennent pas dans les rituels funéraires traditionnels.  Pas de réglementation.  Pas d’obligation d’hygiène.  Tant qu’ils ne font pas de politique, les religieux tibétains peuvent librement gérer les âmes. ».

Avant de signer une pétition, il faut toujours  s’informer.


Notes :

(1) Le pape François l’a bien compris : trois évêques chinois pourraient être prochainement nommés par le Vatican, sur la base de propositions de Pékin alors que, du temps de Jean-Paul II, les évêques nommés par la Chine étaient automatiquement excommuniés (d’après le « Courrier international » du 03/02/2016).

(2) C’est aussi le titre d’un remarquable roman de la Chinoise Xinran, paru en français chez Philippe Picquier en 2005.  Lire aussi à propos de cette pratique :  http://tibetdoc.org/index.php/culture/patrimoine-traditions/32-le-corps-des-defunts-laisses-aux-vautours