Des immolations par le feu de quelques dizaines de moines

par André Lacroix, le 13 mars 2013

Il n’est pas question de vouloir banaliser ces événements tragiques – n’y aurait-il eu qu’un seul cas d’immolation, ce serait déjà trop ! Mais il est permis de les mettre en perspective. Il est frappant de constater que ces immolations ne concernent pas la Région autonome du Tibet, mais seulement des territoires qui la jouxtent (Gansu, Sichuan et même Népal). Il y a bien eu le 27 mai 2012 une tentative de ce genre sur la Place du Jokhang à Lhassa, mais les deux candidats au suicide venaient d’ailleurs.

 

Pourquoi cette différence notoire ? L’explication me paraît double. Tout d’abord la RAT connaît un spectaculaire développement économique ; ce qui n’est pas le cas de régions plus défavorisées du Gansu ou du Sichuan, qui restent, comme bien d’autres endroits de la campagne chinoise, des poches de pauvreté. Et chacun sait que, partout dans le monde, plus les conditions matérielles sont difficiles, plus on a tendance à s’opposer au régime. Ensuite et surtout, se greffant sur ce malaise social (qui affecte également les autres minorités du « Grand Tibet »), il y ce sentiment propre aux Tibétains hors RAT d’être brimés au plan religieux.

En RAT, du fait de l’intérêt stratégique du Tibet pour la Chine, du fait aussi de l’internationalisation de la question tibétaine, les autorités ont exercé un contrôle effectif sur les monastères. Cela n’a pas été le cas des régions limitrophes où la tutelle a été pratiquement inexistante : profitant d’une réelle tolérance dans les années 1980, après l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, les monastères ont connu une forte expansion dans le « Grand Tibet », au point de constituer aux yeux des autorités politiques une véritable menace, à laquelle elles ont estimé devoir faire face. En 1994, à la suite de la quatrième conférence sur le Tibet à Pékin, une nouvelle réglementation est intervenue, imposant une norme négociée pour le nombre de moines par monastère, l’organisation dans les monastères d’un enseignement sur la législation et l’interdiction de recrutement d’enfants dans les monastères. Ce sont précisément ces trois mesures qui sont ressenties par certains Tibétains comme d’inacceptables brimades de leur liberté religieuse – auxquelles s’ajoute l’interdiction faite au dalaï-lama de revenir au pays.

1. La limitation du nombre de moines. Prenons l’exemple de la Préfecture d’Aba, le principal foyer de l’agitation. On y compte actuellement 42 monastères et environ 20.000 religieux… Est-ce faire injure au bouddhisme de se poser des questions sur un tel gonflement du personnel monastique ? Autre question qui se pose en écho : les autorités n’auraient-elles pas le droit, au nom de la justice sociale, de limiter le nombre de moines qui sont un poids financier pour la collectivité ?

2. L’enseignement du civisme dans les monastères. Les critiques sur la manière de dispenser ces cours sont probablement justifiées : ce ne sont probablement pas des modèles de pédagogie ni de psychologie ! Les supprimer ? Pourquoi pas, à condition que tous les moines s’engagent à se comporter comme des citoyens loyaux et que la religion reste à sa place, cessant alors d’apparaître comme un État dans l’État.

3. L’interdiction du recrutement d’enfants dans les monastères. Cette interdiction est déjà effective en RAT. Serait-ce une brimade, comme le prétendent certains bouddhistes ? Ou, au contraire, ne serait-ce pas plutôt la complaisance vis-à-vis du recrutement d’enfants qui mériterait d’être condamnée ? Allons plus loin : n’est-ce pas le devoir de la Chine de faire cesser cet usage ? Si elle ne le faisait pas, ne risquerait-elle pas d’être accusée de violer la Convention relative aux droits de l’enfant, qu’elle a elle-même ratifiée, notamment l’article 14, 1 : « Les États parties respectent le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion » ?

4. L’interdiction faite au dalaï-lama de rentrer au pays. Je me permets de vous renvoyer à l’épilogue de « Mon combat pour un Tibet moderne ». Tashi Tsering y raconte l’entrevue qu’il a eue avec le dalaï-lama en 1994 à Ann Arbor dans le Michigan. « J’ai dit au dalaï-lama qu’il avait une occasion unique. Il était dans une situation idéale pour conclure avec les Chinois un pacte qui leur serait profitable, à eux et aux Tibétains. Tant les Chinois que les Tibétains vous écouteront », lui ai-je dit avec insistance. Je souhaitais qu’il rassemble à nouveau notre peuple, qu’il mette fin au gouvernement en exil et qu’il rentre au Tibet (p. 232). Cette suggestion est malheureusement restée lettre morte : à supposer même que le dalaï-lama y ait été personnellement favorable (et qu’il le soit encore aujourd’hui), il y a fort à parier que son entourage ne l’aurait pas permis (et ne le permettrait toujours pas). Les Chinois ne me paraissent pas les seuls responsables du blocage de la situation.

Pour en revenir aux immolations, demandons-nous maintenant qui sont les responsables de cette tragédie.

Pékin n’est évidemment pas tout blanc dans l’affaire. Le gouvernement chinois devrait assurément faire preuve de plus de souplesse et cesser de diaboliser le dalaï-lama. Il aurait pu – et dû – réagir avec plus de modération aux émeutes du printemps 2008. (1) D’autres reproches peuvent sûrement lui être adressés, mais il me paraît injuste de le rendre responsable de tous les maux, car sa politique de fermeté s’accompagne de mesures positives, comme en témoigne, par exemple, la décision d’accorder une (modeste) pension de retraite aux religieux tibétains âgés de 60 ans (Le Soir du 25 novembre 2011).

Par ailleurs, la Chine est un pays énorme et largement décentralisé. À des milliers de kilomètres de la capitale, il y a inévitablement des fonctionnaires locaux trop zélés, qui, en agissant comme des "petits chefs", ont sûrement leur part de responsabilité dans l’escalade des tensions. Pour expliquer les lenteurs dans l’application des réformes favorables à ses compatriotes tibétains dans les années 80, Tashi Tsering emploie une comparaison éclairante : « Au fur et à mesure que les réformes franchissaient les différentes étapes de la mise en œuvre – depuis Pékin jusqu’au gouvernement de la région autonome, et puis de là jusqu’aux cantons, et ainsi de suite – l’objectif et l’esprit de la politique perdaient de leur force. Les gens ordinaires en faisaient un sujet de plaisanterie, comparant ce processus à la dilution de la teneur en alcool dans le chang. Le meilleur chang (le plus fort) vient de la première addition d’eau dans l’orge fermentée. Mais, par la suite, on ajoute plusieurs fois de l’eau à l’orge, et, à chaque brassage, la bière devient moins forte. » Cette comparaison suggérait, bien sûr, que la politique essentiellement bonne, élaborée à Pékin, se diluait à chaque étape de manière similaire (« Mon combat pour un Tibet moderne », p. 218-219).

Je pense que, mutatis mutandis, cette analyse pourrait servir à expliquer en partie les incidents regrettables auxquels nous assistons depuis plusieurs mois.

Un deuxième niveau de responsabilité se situe au sein même de certains monastères. Une étude de deux chercheurs américains (Enze Han et Christopher Paik (2)) a examiné la relation entre le nombre de religieux et le nombre d’incidents. Leur étude couvrait le printemps 2008, lorsque se produisirent à Lhassa les émeutes qu’on sait, et qui eurent des répercussions sur la périphérie, notamment au Gansu et au Sichuan. District par district, ils comparent le nombre des actions de protestation avec le nombre des moines qui y habitent. Leur conclusion est formelle : les monastères sont des foyers de discorde politique et de nationalisme. Et comme la préfecture d’Aba connaît une forte concentration de monastères, ce n’est pas un hasard si c’est là que l’on a vu naître quelques foyers de révolte, allant probablement jusqu’à inciter de jeunes moines à s’immoler par le feu. Partout dans le monde, l’histoire regorge de cas similaires, de sujets souvent jeunes prêts à se sacrifier pour une cause qui leur a été présentée par des personnes ayant autorité comme juste et digne de réclamer leur vie…

D’après moi, les principaux responsables de ce gâchis humain, ce sont ceux qui, de loin et sans qu’il leur en coûte, continuent à faire espérer une indépendance qui n’arrivera jamais. La surenchère Free Tibet prônée à Dharamsala et dans le « monde libre » – qui rêve d’une « révolution orange » sur le Haut Plateau – relève, selon moi, du fantasme, car jamais Pékin ne lâchera ce territoire. Comme le dit très bien Philippe Paquet, lequel par ailleurs ne cache pas son admiration pour le dalaï-lama, (...)  « quelle capitale, où que ce soit dans le monde, serait prête à risquer l’affrontement - politique, commercial, voire militaire - avec Pékin en soutenant une hypothétique déclaration d’indépendance tibétaine ? » (L’ABC-daire du Tibet, éd. Picquier, 2010, p. 107-108)  Une surenchère non seulement illusoire, mais, selon moi, criminelle : quand certains indépendantistes vivant à l’étranger saluent le courage de ceux qui ont choisi de se transformer en torche humaine pour "la cause du Tibet", ils me paraissent au moins aussi responsables des incidents tragiques que ceux qui ont apporté les bidons d’essence aux candidats au suicide. Comme le chante Brassens,  Mourir pour des idées, d’accord mais de mort lente (…) Les saint Jean Bouche d’Or qui prêchent le martyre Le plus souvent d’ailleurs s’attardent ici-bas (...) 

« Si le dalaï-lama demandait lui-même l’arrêt des immolations, son appel pourrait être suivi. » Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Robert Barnett - (3), ce grand tibétologue dont on connaît les positions extrêmement critiques vis-à-vis de la politique de Pékin. Aux Chinois qui l’accusent d’orchestrer les immolations, le dalaï-lama serait bien inspiré de répondre autrement que par un silence qui devient assourdissant.

Il faut d’ailleurs noter que ces actes désespérés sont loin de faire l’unanimité au sein du bouddhisme tibétain. Ainsi que le proclame le moine Gyalton, vice-président du l’Association Bouddhiste de la Province du Sichuan, "le suicide constitue une grave déviance de la foi bouddhiste (...) La vague récente de tentatives d’auto-immolation de moines a provoqué un sentiment général de perplexité et de rejet, entraînant peu à peu les gens à perdre la foi (...) Si un petit groupe d’extrémistes continue à politiser la religion et à abandonner les principes du bouddhisme, ils risquent de détruire le bouddhisme tibétain dans une société moderne" (d’après China.org.cn). 

Cet avis est partagé par l’un des principaux moines exilés, le karmapa-lama, qui a invité publiquement les Tibétains de Chine à ne pas s’immoler par le feu (voir L’Express du 10/11/2011). Et que dire alors des autres courants religieux qui cohabitent avec le bouddhisme dans la région ? On n’imagine pas des pratiquants de la religion Bön (antérieure à l’arrivée du bouddhisme), ni des musulmans Hui se livrer à de telles extrémités, pour la bonne et simple raison qu’ils savent bien, eux, que le meilleur garant de la liberté des cultes, c’est précisément le caractère laïque de la République populaire de Chine. S’il y a eu un "clash" avec certains bouddhistes, c’est bien parce que leurs revendications étaient autres que culturelles ou cultuelles. A contrario, là où n’existent pas de revendications indépendantistes, comme, par exemple, dans certains monastères bouddhistes du Qinghai, la liberté de culte va de soi : on y voit même des portraits du dalaï-lama (ma femme en a photographié plusieurs) ; c’est que dans ces endroits, les autorités perçoivent qu’il s’agit d’un symbole plus religieux que politique.

Depuis la Révolution culturelle, beaucoup d’eau a passé sous les ponts. Les Chinois ont compris qu’ils avaient fait fausse route en essayant d’extirper du cœur des Tibétains une religion qui imprègne chaque moment de leur vie. Ce que Pékin combat aujourd’hui, maladroitement parfois, ce n’est pas la religion, mais bien l’instrumentalisation de la religion à des fins séparatistes.

Et puis, il ne faut pas non plus oublier la part de responsabilité dans ces incidents tragiques, que portent les agences de presse occidentales qui, plutôt que de s’informer sur place, préfèrent généralement relayer, sans le moindre esprit critique, les approximations et les contrevérités largement diffusées dans le monde par le très puissant lobby des indépendantistes. On assiste à une guerre médiatique internationale, via notamment Avaaz (une ONG états-unienne), sur le dos des immolés. La relation des récents événements s’inscrit dans une guerre médiatique, dont de jeunes "héros" paient la facture.

Notes :

  1. Une répression disproportionnée, c’est aussi ce qu’on a reproché à George Bush père après les émeutes de Los Angeles en 1992

  2. Our results indicate that the spread and frequency of protests are significantly associated with the number of government-registered Buddhist sites in particular locales (Résumé de l’étude Reversal toward Repression and Changing Dynamics of Ethnic Demography : Evidence from Tibet in The China Quarterly

  3. Cf. la conclusion de son interview parue dans Le Soir du 13/11/2012

Mahakala, protecteur de l'école Kagyu et combattant les impies
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