L’immolation par le feu de jeunes moines tibétains

par Jean-Paul Desimpelaere, le 11 février 2012

Le premier qui décéda des suites d’une immolation était un moine d’une vingtaine d’années, du monastère de Sirti dans la préfecture d’Aba (Ngaba) dans le nord-ouest du Sichuan. Cela s’est passé fin février 2009. Entre mars 2011 et janvier 2012, il y eut encore seize autres cas d’immolation. Selon l’opposition tibétaine à l’étranger, au moins dix d’entre eux n’auraient pas survécu, bilan triste et effrayant. Il est poignant également de constater le jeune âge de la plupart de ces immolés : sur les seize cas, dix avaient moins de vingt ans.


La presse en Chine fait état de ces événements ; elle les réprouve vivement et ne donne pas de détails. Les précisions sur le nom des moines, l’endroit et la date ainsi que les circonstances des événements sont diffusées essentiellement par ICT (chaîne de télévision chinoise)(1).


En outre, les régions où les immolations ont eu lieu sont fermées à la presse occidentale depuis avril 2011.


ICT écrit que chaque moine ou nonne qui s’est immolé a entonné des slogans en faveur d’un « Tibet libre » et du retour du dalaï-lama.


Radio Free-Asia rapporte qu’avant de s’immoler par le feu, l'un d'entre eux a escaladé une colline afin d’y brûler de l’encens et y prier avant de distribuer des tracts expliquant qu’il agissait « non pas pour sa gloire personnelle mais pour le Tibet et le bonheur des Tibétains ». Selon des exilés tibétains qui ont eu l'occasion de s'entretenir avec un témoin de l’événement, un autre jeune prêt à s’immoler par le feu aurait crié « Puisse Sa Sainteté le dalaï-lama vivre 10 000 ans ! », après quoi il s'est fait arrêté par la police.


ICT mentionne également que, dans certains cas, des manifestations populaires accompagnaient les immolations. À ces occasions, il y aurait eu des morts dues à l’intervention des forces de police. L’agence de presse chinoise mentionne un seul décès.


Il est frappant de constater que douze des dix-sept immolations ont eu lieu dans la même région : dans la préfecture autonome d’Aba peuplée de Tibétains et de Qiang (2). Dix de ces douze sont originaires d’un seul monastère, celui de Kirti. En outre, trois immolations sont mentionnées dans la préfecture de Garze qui se situe également dans l’ouest du Sichuan, tandis qu'une immolation a été relevée au sud de la province du Qinghai et une au Tibet, dans la ville orientale de Chamdo. Ces quatre territoires sont quasi voisins, il s’agit d’une région limitrophe du nord-est de l’actuel Tibet (R.A.T.) et qui couvre une partie des territoires historiques de l’Amdo et du Kham (3).


La région d’Aba est située en dehors du Tibet actuel (R.A.T.) , elle fait partie de la province du Sichuan. Au temps de la dynastie mandchoue en Chine (dynastie Yuan, 18ème siècle), la région d'Aba formait une province à part. Elle couvre une superficie de trois fois la Belgique. Un million de personnes y vivent dont 72% de Tibétains et de Qiang. On y compte 42 monastères et environ 20 000 religieux (4).


Durant les deux derniers siècles, il y a eu une certaine migration de Chinois Han vers cette région ouest du Sichuan, mais les Han y restent clairement une minorité (5).
L’autorité dans la région d’Aba est tibétaine, tout comme la police. (6) On peut donc difficilement parler d’opposition ethnique entre la population et les organes de répression. D'ailleurs pour ICT, les actes de désespoir commis par les jeunes moines n'ont rien à voir avec un déséquilibre ethnique (Han-Tibétain), mais révèle un problème de gouvernance : « l'absence de liberté religieuse et politique ».
Un bref aperçu historique peut éclaircir pourquoi ces protestations tragiques sont concentrées dans la région d’Aba.


Lorsqu'en 1951, la R.P. de Chine a réaffirmé (7) ses revendications territoriales sur le Tibet par l’envoi de l’Armée rouge à Lhassa, le gouvernement national de Chine a promis de ne pas importuner l’aristocratie tibétaine de n’entreprendre aucune réforme agraire sans son consentement. Cet engagement valait pour le Tibet d’alors (8) (qui correspond au Tibet d’aujourd’hui), mais ne valait pas pour les régions du Sichuan, dont  la région d’Aba, peuplée de Tibétains. Au Sichuan, une réforme agraire a été mise en œuvre, région d'Aba incluse, ce qui produisit une révolte locale. Les Tibétains de la région d'Aba ont pu acquérir des armes grâce au soutien des États-Unis et ont ainsi fait démarrer une guérilla. L’ouest du Sichuan devint le centre névralgique de la lutte armée contre le pouvoir chinois, lutte dans laquelle les monastères jouèrent un rôle déterminant (9).


En 1959, le vent de révolte, qui allait en s'amplifiant, a gagné Lhassa. La révolte de Lhassa a été écrasée par l'Armée rouge, ce qui entraîna la fuite du dalaï-lama en Inde. Un certain nombre de Tibétains du Sichuan occidental ont suivi le cortège en fuite à travers l’Himalaya. Le Rinpoché (Abbé responsable) du monastère de Kirti (que j'ai mentionné ci-dessus) situé dans la région d'Aba faisait partie des insurgés. Il vit aujourd’hui à Dharamsala, en Inde, résidence du dalaï-lama. Tout comme le dalaï-lama, l’ancien Rinpoché de Kirti affirme que l’immolation par le feu ne correspond pas à l’enseignement bouddhiste, mais qu’il comprend que la répression extrême pousse un certain nombre de moines à de tels actes.


Le « premier ministre » du dalaï-lama, Lobsang Sangey, a tenu à peu près le même langage dans une interview donnée à ‘Libération’ (29/11/2011) : « Je n’encourage aucune protestation violente au Tibet, y compris les immolations qui se sont multipliées ces derniers mois. Car si vous protestez, vous êtes arrêtés et torturés par les autorités chinoises. Je comprends leurs motivations pour la défense du Tibet et du peuple tibétain. J’ai salué le courage de ceux qui sont prêts à donner leur vie pour ce combat, mais leur action est douloureuse et triste. » « Le débat théologique existe, mais il ne doit pas interférer avec ce qui se passe aujourd’hui, car nous ne pouvons pas encourager les immolations. Aucun être humain ne devrait être forcé à se sacrifier. Mais il faut surtout blâmer le gouvernement chinois et sa politique répressive au Tibet. »


Bref, l’entourage du dalaï-lama ‘comprend le courage’ des moines qui s’immolent et ne les réprouve pas, bien que d’un point de vue théologique, cela prête à discussion. Pourtant, plusieurs Rinpoché d’autres monastères de la région d’Aba ont vivement réprouvé ces immolations, comme on a pu le lire dans la presse chinoise, par exemple le lama Gyalton, vice-président du l’Association Bouddhiste de la Province du Sichuan, pour qui "le suicide constitue une grave déviance de la foi bouddhiste (...) La vague récente de tentatives d’auto-immolation de moines a provoqué un sentiment général de perplexité et de rejet, entraînant peu à peu les gens à perdre la foi (...) Si un petit groupe d’extrémistes continue à politiser la religion et à abandonner les principes du bouddhisme, ils risquent de détruire le bouddhisme tibétain dans une société moderne" (d’après China.org.cn).
Cet avis est partagé par l’un des principaux lamas exilés, le karmapa, qui a invité publiquement les Tibétains de Chine à ne pas s’immoler par le feu (voir L’Express du 10/11/2011).

...mais d'où venaient alors les tracts qui circulaient dans la région d'Aba, tracts qui appelaient à l’auto-immolation pendant la célébration du Nouvel An tibétain ?

Revenons à l’histoire pour le comprendre.
Pendant les années 1980, après la Révolution culturelle, une période d’ouverture et de tolérance de la part des autorités débuta au Tibet et dans les régions avoisinantes. Toutefois, en R.A.T., le contrôle sur les monastères fut maintenu, à cause de l’intérêt stratégique du Tibet pour la Chine d'une part, et de l’internationalisation de la question tibétain, d'autre part. Tandis que dans les régions limitrophes, le contrôle se relâcha jusqu’à devenir pratiquement inexistant. Il y avait peu de réglementation pour les monastères tibétains au Sichuan, au Qinghai ou au Gansu. Comme exemple, le phénomène des « moines-enfants » : on ne les trouve plus guère au Tibet même, mais dans les régions avoisinantes, ils sont encore légion. Ou, autre exemple : le tourisme s'est ouvert sans limitation dans les provinces voisines du Tibet, alors qu'au Tibet même, les touristes doivent être muni d'un permis spécial et ils se voient obligés de déposer leur itinéraire aux autorités.


Cet assouplissement dans les régions limitrophe de la R.A.T. facilita les contacts entre la communauté tibétaine d'Inde et les Tibétains résidant en Chine, principalement dans l’ouest du Sichuan. C’est encore plus ou moins le cas aujourd’hui, et cela va autant dans le sens Inde-Chine, que dans le sens Chine-Inde. Par exemple, d’après ICT (qui se base sur les infos venues de la communauté tibétaine en Inde), 8 000 Tibétains se sont rendus légalement en Inde en janvier 2012 pour assister aux initiations du Kalachakra données par le dalaï-lama. On ne peut donc pas dire que les territoires tibétains soient hermétiquement fermés.


Suite aux violences qui ont sévi à Lhassa pendant le printemps 2008, deux chercheurs américains (Enze Han et Christopher Paik) ont posé côte à côte le nombre d'interventions séparatistes menées par district en régions tibétaines jouxtant la R.A.T. et le nombre de moines y résidant. Leur conclusion est claire : « ces monastères sont des foyers de discorde politique et de discours nationaliste ». Rien d'étonnant à cela puisque dès l'implantation du bouddhisme au Tibet, les monastères ont concentré les pouvoirs religieux, politiques et économiques. De plus, en raison de l'arrière-plan karmique du bouddhisme, ils bénéficient d’un large soutien de la part de la population. Comme les monastères de la R.A.T. sont sous contrôle et que ceux du Sichuan sont historiquement « rebelles » au gouvernement chinois, il est fort à croire que des tracts nationalistes et indépendantistes transitent régulièrement par les monastères du Sichuan.
Toutefois la Chine louvoie, encore et toujours, entre ouverture, contrôle et répression. En ce qui concerne la répression, elle est essentiellement dirigée contre le ‘séparatisme’. Les expressions politiques de nationalisme et de soutien au dalaï-lama sont réprimées, qu’elles viennent des monastères ou des laïcs. Par exemple, deux complices de la première immolation (en 2009), qui ont encouragé et assisté le jeune moine, ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Autre exemple, pendant les manifestations accompagnantes immolations, il y eut des arrestations de moines et de civils. Évidemment, une telle répression favorise les tensions, et celles-ci sont d'autant plus vives qu'est présente l’influence de la diaspora tibétaine, des groupes internationaux de soutien au « Tibet libre », des médias et gouvernements occidentaux, etc.


Les moyens que la Chine met en œuvre pour rester multiculturelle ne sont pas toujours les meilleurs ; ils ont parfois le don d'irriter une partie de la population. Mais la Chine a une priorité qu'elle ne lâchera pas : c'est garder son intégrité territoriale. Or les territoires tibétains de Chine, R.A.T. et régions limitrophes, ont été pendant tout le 20e siècle une arène internationale (10) et semblent destinés à le rester encore un bon bout de temps puisque non seulement la diaspora tibétaine avec, à sa tête, l’entourage du dalaï-lama, mais aussi les puissances occidentales et les médias occidentaux sont concernés par la problématique.

 

Notes :
(1) International Campaign for Tibet, une ONG répandue dans le monde entier, basée à Washington et subsidiée par les pouvoirs publics US et par quelques « Fondations » états-uniennes influentes. « Radio Free Asia » et une grande partie de la presse européenne reprennent ces informations
(2) Un peuple du nord du Haut Plateau qui a été chassé par le royaume tibétain du 8e siècle vers des régions moins élevées du Sichuan
(3) Cette région a appartenu au Royaume du Grand Tibet aux 8e-9e siècles, mais, par la suite, elle n’a plus été administrée par Lhassa
(4) Matthew Kapstein, un tibétologue renommé, estime le nombre de religieux tibétains à plus de 100 000 (2004, p. 230)
(5) Aussi bien les anthropologues se rendant sur place au début du 20e siècle que les sociologues au début du 21e siècle l’établissent solidement
(6) On peut le constater, même sur les photos des immolations qui ont été postées sur le net
(7) Que le Tibet constitue une partie de la Chine fut ratifié par toutes les grandes puissances d’alors (y compris l’Inde tout juste indépendante)
(8) Où régnait le dalaï-lama
(9) Voir « Buddha’s Warriors », Mikel Dunham, Tarcher-Penguin Books, 2004
(10) Voir les ouvrages détaillés de Melvyn Goldstein, se basant sur les documents écrits des ministères des affaires étrangères britanniques et américains, se basant aussi sur la correspondance de Lhassa, pour la période 1913-1956