A propos des immolations dans les régions tibétaines

par André Lacroix, le 4 décembre 2011

Sans minimiser le caractère dramatique de ces immolations, je ne pense pas qu’il faille en tirer des conclusions générales. Dans l’immense majorité du "Grand Tibet", à savoir la R.A.T. (Région autonome du Tibet) à laquelle il faut ajouter le Qinghai et une frange occidentale du Gansu, du Sichuan et du Yunnan, la cohabitation entre les monastères et le pouvoir politique est plutôt satisfaisante.


Parler encore aujourd’hui de "génocide culturel" relève de l’intoxication plus que de l’analyse. Bien sûr, le Tibet, comme les autres provinces de Chine, a souffert de la Révolution culturelle, mais c’était il y a plus de quarante ans. Depuis lors, la Chine, qui a reconnu ses torts dans les dommages causés et dans ses vaines tentatives pour extirper le bouddhisme, est entrée dans une tout autre phase de son histoire.


Ce que tout visiteur de la RAT et des régions limitrophes peut constater, c’est l’opulence des monastères, l’omniprésence des moines et la vivacité de la culture traditionnelle. Alors que, dans l’ancien Tibet, la langue tibétaine n’était enseignée que dans les monastères, laissant l’immense majorité du peuple dans l’analphabétisme, la langue tibétaine est aujourd’hui obligatoirement enseignée dans l’école primaire et souvent pratiquée dans le secondaire. Les dirigeants s’efforcent de mettre en valeur la culture tibétaine. Ils investissent des sommes importantes dans la reconstruction et la rénovation des monastères.


Savez-vous qu’il se publie au Tibet une centaine de revues littéraires en tibétain, qu’il y a en Chine des dizaines d’instituts de tibétologie dans lesquels travaillent des centaines de chercheurs ? Savez-vous qu’il y a, à Xining, un magnifique musée tout moderne entièrement consacré à la médecine tibétaine ?
Et que dire de la tolérance des autorités vis-à-vis des usages ancestraux (absence de limitation des naissances, recrutement de garçonnets dans les monastères, voire même polyandrie ou sky-burial) ? On peut aisément trouver dans le monde des centaines de minorités qui envient un tel « génocide culturel »...

 au monastère de Kanding (photo JPDes. 2007)
au monastère de Kanding (photo JPDes. 2007)


Oui, mais alors, pourquoi ces immolations ? Pourquoi ces actes de désespoir ? Après les incidents de Lhassa de mars 2008, la Chine, c’est incontestable, a décidé de réprimer fermement non pas la religion, mais les menées indépendantistes.
On peut penser que certains fonctionnaires locaux, agissant comme des "petits chefs" trop zélés, ont leur part de responsabilité dans l’escalade des tensions, en imposant des punitions exagérées et des brimades intempestives, alors que Pékin entend accompagner sa politique de fermeté par des mesures positives comme en témoigne, par exemple, la récente décision du gouvernement chinois d’accorder une (modeste) pension de retraite aux religieux tibétains âgés de 60 ans (voir Le Soir du 25 novembre 2011). Il ne faut pas oublier que la Chine est un pays énorme et largement décentralisé.


Pour expliquer les lenteurs dans l’application des réformes favorables à ses compatriotes tibétains dans les années 80, Tashi Tsering emploie une comparaison éclairante : "Au fur et à mesure que les réformes franchissaient les différentes étapes de la mise en œuvre - depuis Pékin jusqu’au gouvernement de la région autonome, et puis jusqu’aux cantons, et ainsi de suite - l’objectif et l’esprit de la politique perdaient leur force. Les gens ordinaires en faisaient un sujet de plaisanterie, comparant ce processus à la dilution de la teneur en alcool dans le chang [c.-à-d. la bière d’orge].
Le meilleur chang (le plus fort) vient de la première addition d’eau dans l’orge fermentée. Mais par la suite, on ajoute plusieurs fois de l’eau à l’orge, et, à chaque brassage, la bière devient moins forte. Cette comparaison suggérait, bien sûr, qu'une politique élaborée à Pékin qui s'avérait optimale se diluait à chaque étape de manière similaire" (Mon combat pour un Tibet moderne, éd. Golias, p. 218-219).
Je pense que, mutatis mutandis, cette analyse pourrait servir à expliquer en partie les incidents regrettables qui ont touché la préfecture reculée d’Aba (dans le nord-ouest du Sichuan).


Il n’en reste pas moins vrai que, selon moi, les grands responsables de ce gâchis humain, ce sont ceux qui, de loin, continuent à faire espérer une indépendance qui n’arrivera jamais. La surenchère nationaliste prônée à Dharamsala relève, selon moi, du fantasme, car jamais Pékin ne lâchera le Haut Plateau. Comme le dit très bien Philippe Paquet, lequel par ailleurs ne cache pas son admiration pour le dalaï-lama, "(...) quelle capitale, où que ce soit dans le monde, serait prête à risquer l’affrontement - politique, commercial, voire militaire - avec Pékin en soutenant une hypothétique déclaration d’indépendance tibétaine ?" (L’ABC-daire du Tibet, p. 107-108).


Une surenchère non seulement illusoire, mais, selon moi, criminelle : quand le "Premier Ministre" du "Gouvernement tibétain en exil", Lobsang Sangay salue "le courage" de ceux qui ont choisi de se transformer en torche humaine pour "la cause du Tibet" (d’après L’Express du 07/11/2011), il me paraît au moins aussi responsable des incidents tragiques que ceux qui ont apporté les bidons d’essence aux candidats au suicide. Comme le chante Brassens, "Mourir pour des idées, d’accord mais de mort lente (...) Les saint Jean Bouche d’Or qui prêchent le martyre, Le plus souvent d’ailleurs s’attardent ici-bas (...)"


Il faut d’ailleurs noter que ces actes désespérés sont loin de faire l’unanimité au sein du bouddhisme tibétain. Ainsi que le proclame le moine Gyalton, vice-président du l’Association Bouddhiste de la Province du Sichuan, "le suicide constitue une grave déviance de la foi bouddhiste (...)
La vague récente de tentatives d’auto-immolation de moines a provoqué un sentiment général de perplexité et de rejet, entraînant peu à peu les gens à perdre la foi (...) Si un petit groupe d’extrémistes continue à politiser la religion et à abandonner les principes du bouddhisme, ils risquent de détruire le bouddhisme tibétain dans une société moderne" (d’après China.org.cn).


Cet avis est partagé par l’un des principaux moines exilés, le karmapa-lama, qui a invité publiquement les Tibétains de Chine à ne pas s’immoler par le feu (voir L’Express du 10/11/2011). Et que dire alors des autres courants religieux qui cohabitent avec le bouddhisme dans la région ?
On n’imagine pas des pratiquants de la religion Bön (antérieure à l’arrivée du bouddhisme), ni des musulmans Hui se livrer à de telles extrémités, pour la bonne et simple raison qu’ils savent bien, eux, que le meilleur garant de la liberté des cultes, c’est précisément le caractère laïque de la République populaire de Chine. S’il y a eu un "clash" avec certains bouddhistes, c’est bien parce que leurs revendications étaient autres que culturelles ou cultuelles.


Il ne faut pas non plus oublier la part de responsabilité dans ces incidents tragiques, que portent les agences de presse occidentales qui, plutôt que de s’informer sur place, préfèrent généralement relayer, sans le moindre esprit critique, les approximations et les contrevérités largement diffusées dans le monde par le très puissant lobby des indépendantistes. On assiste à une guerre médiatique internationale, via notamment Avaaz (une ONG états-unienne), sur le dos des immolés. La relation des récents événements s’inscrit dans une guerre médiatique, dont de jeunes "héros" paient la facture.