L'Union européenne doit-elle nommer un « Coordinateur Spécial pour les Affaires Tibétaines » ?

par André Lacroix, le 11 janvier 2014

Le 17 décembre 2013, le député d’Indre-et-Loire Jean-Patrick Gille présentait à l’Assemblée nationale une « proposition de résolution sur le Tibet », un ramassis de contre-vérités marqué par des préjugés anti-chinois, se terminant par le souhait que l’Union Européenne nomme un « Coordinateur Spécial Européen pour les Affaires Tibétaines ».

 

Que cette initiative ait recueilli la signature de sept parlementaires de droite, c’est dans l’ordre des choses ; qu’elle ait aussi séduit trois écolos sensibles aux charmes bucoliques du Haut Plateau, cela peut aussi se comprendre. Mais qu’elle émane d’un socialiste et qu’elle soit appuyée par sept autres PS, c’est tout simplement insupportable, tout en étant malheureusement prévisible : au printemps 2008, lors du passage de flamme olympique à Paris, ce fut à qui, de Bertrand Delanoë, de Ségolène Royal ou de Jean-Marc Ayrault, allait faire la plus belle courbette au dalaï-lama.

Quelques jours avant que Raymond Chabaud n’interpelle Claude Bartolone sur son site « L’œil géopolitique » dans un style pas piqué des hannetons, je publiais une lettre ouverte réfutant chacune des accusations fausses de ladite proposition et se terminant ainsi : « Soyons sérieux : pourquoi pas un Coordinateur Spécial Chinois pour les Affaires Corses, Catalanes, Basques, Écossaises, etc. ? »

Piquées au vif, deux personnalités politiques m’ont répondu. Le 29 décembre, je recevais un courriel du député PS Denys Robiliard m’accusant de faire le jeu de la Chine et pariant stupidement sur son implosion. Le même jour, l’ancien sénateur RPR/UMP Louis de Broissia m’adressait une réaction indignée, frisant l’injure, à laquelle je répondais sèchement mais poliment.

Quelle ne fut pas ma surprise de recevoir le 3 janvier un nouveau message de sa part, autrement plus poli et moins simpliste ! Sans doute avait-il pris de bonnes résolutions pendant réveillon de nouvel an. Qu’on en juge :

« Merci d’avoir accepté le dialogue, et tous mes vœux en ce sens. Les relations entre les hommes et les peuples méritent de l’écoute. S’il fallait résumer ma pensée sur le TIBET et la CHINE, je sais que le premier est depuis longtemps dans l’ensemble chinois. Et que la République Populaire de CHINE a fait un travail matériel considérable sur ces hauts plateaux : mais l’homme, comme le dit l’Évangile, et je l’ai dit place Tian an Men, ne vit pas que de pain. Il lui faut un minimum de liberté, d’autonomie, d’air à respirer, de droit à vivre différemment, etc., etc. En fait, la CHINE d’aujourd’hui, 2ème puissance mondiale, a peur du malheureux TIBET. Et refuse le dialogue qui ouvrirait une ère de tranquillité et de prospérité pour tous. Mon engagement est là et si Sa Sainteté le Dalaï-Lama accomplissait son vœu le plus cher, ce serait de revenir au TIBET, comme simple moine, en voyant tibétains et chinois de la plaine, pratiquer l’autonomie inscrite dans la Constitution de la RPC. Bonne et belle année à vous. »

 

Voici la réponse que je lui ai faite le 5 janvier.

Monsieur le Sénateur,

J’ai bien reçu votre message du 3 janvier 2014, beaucoup plus aimable et ouvert que le précédent, et je vous en remercie.

S’il est vrai que « l’homme ne vit pas seulement de pain » (Évangile selon saint Matthieu, 4,4), le premier devoir de tout pouvoir politique reste d’assurer à sa population la satisfaction des besoins élémentaires que sont la nourriture, l’éducation et la santé. Et sous ce rapport, la Chine n’a pas à rougir quand on la compare avec d’autres pays à propos desquels l’opinion occidentale semble se poser moins de questions. La mortalité infantile en Chine est, par exemple, trois fois inférieure à celle de l’Inde, vantée pour son système démocratique. L’OIT (Organisation internationale du Travail) cite deux pays comme modèles en ce qui concerne l’éradication efficace du travail des enfants : le Brésil et la Chine ; le voisin indien compte encore 40 millions d’enfants au travail. Et pourtant, c’est la Chine qui est très largement montrée du doigt tant par nos politiciens que par nos journalistes. Pourquoi, notamment, le suicide de plusieurs dizaines de milliers de paysans indiens, étranglés par les dettes consenties à Monsanto, suscite-t-il infiniment moins d’émotion dans nos pays que l’immolation – souvent téléguidée ‒ de quelques dizaines de moines vivant hors R.A.T. ? Ce disant, je ne veux en aucune manière banaliser ces incidents dramatiques dont le « gouvernement tibétain en exil » porte d’ailleurs une lourde responsabilité (voir sur le site www.tibetdoc.eu).

Vous écrivez qu’il faut à l’homme « un minimum de liberté, d’autonomie, d’air à respirer, de droit à vivre différemment ». Je suis entièrement d’accord avec vous. Mais où situer ce minimum ? De très nombreux groupes humains de par le monde ont le sentiment d’être privés de ce minimum, comme, par exemple, les… nationalistes corses. À l’occasion des premières étapes du départ du Tour de France 2013 en Corse, on a pu apercevoir, que ce soit dans le port d’Ajaccio ou sur les bords des routes, des inscriptions en lettres gigantesques portant le slogan « CORSICA IS NOT FRANCE ». Quelques jours plus tard, descendant en vacances dans la Drôme, j’ai vu, placardé sur l’arche d’un pont : « VIVE LE TIBET LIBRE ! ». Je ne vois, quant à moi, pas de différence fondamentale entre ces deux revendications, sinon, peut-être, ‒ permettez-moi d’être malicieux ‒ qu’un maire corse ne peut pas marier ses concitoyens en langue du pays alors que c’est permis au Tibet…

Plus fondamentalement, vous n’ignorez pas que le concept de liberté n’est pas univoque. Je vous raconte une anecdote qui me paraît significative. En août 2009, mes compagnons de voyage et moi-même, nous nous étions installés sur un banc dans un parc à Tongren, une ville de la province du Qinghai, lorsque deux jeunes Tibétains nous ont accostés et ont engagé avec nous la conversation dans un excellent anglais. Après les politesses d’usage, ils ont commencé à se plaindre de leur condition. Ils n’étaient pas libres, disaient-ils. Libres de quoi ? Au fur et à mesure de la discussion, il nous est vite apparu que, pour eux, la liberté, ç’aurait été de partir en Amérique gagner beaucoup d’argent. Nous leur avons alors fait remarquer qu’ils n’avaient pas trop à se plaindre de leur sort : grâce à l’école publique, ils avaient appris non seulement le tibétain écrit, mais aussi le chinois et l’anglais. Nous avons essayé, en vain, de les convaincre qu’il n’était nullement incompatible d’être à la fois Tibétain et Chinois, comme on peut être à la fois Québécois et Canadien, Basque et Espagnol, Corse et Français, Français et Européen. Réponse immédiate de nos jeunes interlocuteurs : « You can’t mix ink and milk ! » Je ne peux pas imaginer que ce slogan (probablement appris dans un monastère) reflète la conception que vous avez, vous et moi, de la liberté, qu’elle soit religieuse ou politique.

On entend souvent dire que la liberté religieuse n’existe pas au Tibet. Et pourtant, ce qui frappe le visiteur, c’est l’opulence des monastères, l’omniprésence des moines et la piété d’innombrables fidèles. Et pas seulement des bouddhistes ; il y a ainsi deux grandes mosquées à Lhassa (la verte et la rose). Parce que laïque, la République populaire de Chine est capable d’assurer la liberté des cultes.

Beaucoup d’eau, en effet, a passé sous les ponts depuis que les Chinois ont essayé en vain d’éradiquer les religions, dont le bouddhisme tibétain ; ils ont reconnu leurs erreurs : c’est désormais, non plus la religion, mais l’instrumentalisation de la religion à des fins séparatistes qui est aujourd’hui combattue. S’il est vrai que le nombre de moines bouddhistes tibétains a diminué sensiblement depuis 1950, ils sont encore entre 50 000 et 60 000 rien qu’en R.A.T., où les autorités ont pourtant imposé un numerus clausus. Si un tel ratio était d’actualité en France, on y compterait plus d’un million de clercs ou de religieux ! Et dans les régions limitrophes de la R.A.T., où la tutelle a été pratiquement inexistante après l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, la proportion de moines par rapport aux laïcs est probablement plus élevée encore, car les monastères y ont connu une forte expansion et les moines y ont proliféré au point de poser problème aux autorités politiques. Celles-ci tentent de réguler la situation, en limitant le nombre de moines (qui constituent un poids financier pour la collectivité), en interdisant, comme cela est déjà le cas en R.A.T., le recrutement de garçonnets (conformément à l’article 14,1 de la Convention relative aux droits de l’enfant) et en introduisant des cours de civisme dans les monastères (ce qui serait totalement inutile si la menace d’État dans l’État était inexistante et si certains monastères n’étaient pas devenus des foyers de violence). Notons encore que cette politique de fermeté s’accompagne de mesures positives, comme, par exemple, la décision d’accorder une (modeste) pension de retraite aux religieux tibétains âgés de 60 ans (d’après le quotidien belge Le Soir du 25 novembre 2011).

Supposons un instant que le rêve de certains activistes se réalise et que, par impossible, le « Grand Tibet », c’est-à-dire un bon quart du territoire de la Chine, devienne un État « libre », il tomberait immanquablement dans l’orbe des États-Unis, déjà présents militairement notamment au Kirghizistan voisin de la Chine (avec une frontière commune longue de 858 km). Et comment la Chine, qui a déjà quelques raisons de se sentir encerclée (voir Éric de La Maisonneuve, « Chine : L’envers et l’endroit », éd. du Rocher, 2012, pp. 20-22), pourrait-elle rester les bras croisés face à une telle menace ? Voilà, me semble-t-il, des questions d’ordre géostratégique dont on ne peut pas faire l’économie. De quelle liberté parle-t-on ? Et surtout, cette « liberté » serait-elle profitable à l’immense majorité des Tibétains ?

Comme la notion de liberté (religieuse ou politique), la notion d’autonomie est susceptible d’acceptions diverses. Je vous invite à lire, à ce sujet, l’excellent article de Jean-Paul Desimpelaere, sur le site www.tibetdoc.eu sous le titre « L’autonomie au Tibet : interaction entre central et local ». Pour avoir parcouru de long en large le Tibet et y avoir séjourné à maintes reprises, cet observateur belge, malheureusement décédé en avril 2013, avait acquis une grande connaissance des problèmes, admirablement résumés dans un petit livre rédigé avec sa femme Élisabeth Martens, que je vous recommande aussi : « Tibet : au-delà de l’illusion », éd. Aden 2009.

Je suis bien évidemment d’accord avec vous pour reconnaître aux Tibétains « le droit de vivre différemment ». Précisément quand on se rend au Tibet en venant d’autres parties de la Chine, on ne peut qu’être frappé par tous les particularismes de la culture tibétaine. Bien sûr, au Tibet comme dans des centaines ou des milliers de régions du monde, on peut constater, voire regretter, une certaine uniformisation due à la modernisation et à la mondialisation. On peut aussi s’étonner que Lhassa soit située dans le même réseau horaire que Pékin…

Mais, à part ça, les différences l’emportent nettement sur l’uniformité. Rien qu’au point de vue physique, il est difficile de confondre les grand Tibétains (surtout les Khampas) à la face rouge et les Hans à la face jaune souvent plus petits, difficile de confondre à Lhassa les grands « policiers noirs » tibétains et les petit « soldats verts » chinois. Ils sont très différents, les mangeurs de tsampa et les mangeurs de riz, les buveurs de thé au beurre et les buveurs de thé vert, les Tibétains souvent très directs dans leurs contacts et les Chinois souvent plus réservés, au point d’apparaître parfois insaisissables. Différence aussi très grande entre les Tibétains agriculteurs et éleveurs et les Chinois bons commerçants, entre certaines communautés tibétaines toujours semi-nomades et une population chinoise sédentarisée depuis le Néolithique, entre les Tibétains pratiquant encore à la campagne la polyandrie et les Chinois habitués depuis deux millénaires et demi à la monogamie confucéenne.

À cause des conditions géographiques propres (sol trop gelé pour enterrer les morts, bois trop rare pour les brûler), les Tibétains se sont de plus distingués par le « sky-burial » (cadavres offerts aux vautours), une coutume difficile à accepter par les Chinois, habitués à pratiquer soit l’inhumation soit la crémation, au point de constituer le thème principal d’un très beau roman, « Funérailles célestes » (éd. Ph. Picquier, 2005), dû à la romancière chinoise Xinran.

On pourrait écrire un livre entier sur les différences, encore bien perceptibles aujourd’hui, entre la culture tibétaine et la culture chinoise. Mentionnons encore l’écriture alphabétique des Tibétains qui n’a rien à voir avec l’écriture pictographique des Chinois, et surtout ‒ là réside sans doute la différence principale ‒ le mysticisme du Haut Plateau (non exempt parfois de pratiques terrifiantes) qui contraste singulièrement avec la philosophie « immanentiste » de la plaine chinoise (habitée par un peuple plutôt bon vivant). Toutes ces différences – qui n’empêchent nullement des groupes différents de s’entendre et de travailler la main dans la main ‒ sont très nettes et palpables. Et elles ne sont pas près de disparaître : à la page 137 de « Tibet : au-delà de l’illusion », on peut trouver une liste assez impressionnante d’exemples d’adaptation de la législation chinoise aux réalités tibétaines dans les matières sociales, familiales, fiscales, environnementales ou urbanistiques.

Concernant la possibilité d’un dialogue entre la Chine et le dalaï-lama, je me permets de recopier à votre intention le récit de la rencontre qui a eu lieu, en 1994 à Ann Arbor dans le Michigan, entre le dalaï-lama et un certain Tashi Tsering, dont j’ai traduit de l’anglais les mémoires sous le titre « Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering », éd. Golias, 2010. Tashi Tsering est un Tibétain hors du commun, aujourd’hui âgé de 84 ans, que j’ai eu l’honneur et le plaisir de le rencontrer longuement, en août 2009 et en décembre 2012, dans son modeste appartement du centre de Lhassa. C’est un vieux monsieur extrêmement accueillant et sympathique dont la vie pleine d’aventures dramatiques et l’engagement en faveur de la culture tibétaine via l’enseignement mériteraient d’être largement connus dans le monde francophone. Voici comment il rapporte son entretien avec le dalaï-lama (une première rencontre entre les deux hommes s’était déroulée en Inde en 1960) :

(…) je me suis rendu compte que notre conversation, quoique agréable, portait toujours sur des sujets plutôt anodins et inoffensifs. Comme je n’étais plus le jeune homme de trente ans, je me suis décidé à parler de choses plus sérieuses. Je lui ai dit combien je respectais son engagement en faveur de la non-violence, mais j’ai aussi fait comprendre que nous – c’est-à-dire les Tibétains – nous ne devions pas seulement savoir comment nous opposer aux Chinois quand leur politique semblait insensée, mais que nous devions aussi apprendre comment vivre avec eux. Je défendais mes opinions avec assurance. J’éprouvais un grand respect pour le dalaï-lama, mais je ne me considérais plus comme un quémandeur. Au contraire, je me percevais comme une personne ayant des choses à dire. J’ai dit au dalaï-lama qu’il avait une occasion unique. Il était dans une situation idéale pour conclure avec les Chinois un pacte qui leur serait profitable, à eux et aux Tibétains. « Tant les Chinois que les Tibétains vous écouteront », lui ai-je dit avec insistance. Je souhaitais qu’il rassemble à nouveau notre peuple, qu’il mette fin au gouvernement en exil et qu’il rentre au Tibet.

Le dalaï-lama écoutait et me regardait avec sérieux. « Tashi Tsering, dit-il, tu connais mieux les Chinois aujourd’hui, par expérience. Je vais te dire que j’ai pensé moi-même aux idées que tu viens d’exposer. Je les apprécie et j’apprécie ton conseil, mais tout ce que je peux te dire, c’est que le moment ne me paraît pas opportun. » Cela ne m’a pas étonné ; cela ne m’a pas découragé non plus. J’avais dit ce que je pensais et il m’avait écouté avec attention (p. 232-233).

Le dalaï-lama sait très bien ce qui lui reste à faire s’il veut revenir au Tibet : mettre fin au « gouvernement en exil » et déclarer une fois pour toutes que le Tibet fait partie de la Chine, sans plus se cacher derrière des formules comme « autonomie poussée » ou « autonomie véritable » ou encore « troisième voie », dont les autorités de Pékin ont quelque raison de penser qu’elles cachent en fait une revendication déguisée de séparatisme.

Mais, à supposer même que l’ « Océan de Sagesse » soit personnellement disposé à une telle démarche, cela ne ferait pas l’affaire des États-Unis (et de ses alliés) n’hésitant pas à utiliser la « question tibétaine » comme un abcès de fixation sur les flancs de le Chine, et pour qui le dalaï-lama représente avant tout un pion que l’on peut déplacer commodément sur un échiquier géopolitique. Croyez-vous de plus que tous ses nombreux adeptes seraient prêts à le considérer désormais comme un « simple moine » ? Il s’est à ce point identifié à la « cause tibétaine », il en a trop dit et trop écrit sur ses « amis chinois » qu’il a qualifiés d’ « envahisseurs impitoyables », « se livrant au pillage » et coupables de « génocide culturel » pour qu’il puisse un jour n’apparaître plus que comme un saint homme.

Pour terminer cette lettre, comme je l’ai commencée, par une citation de saint Matthieu, je dirais que le dalaï-lama, en tant qu’incarnation d’un système théocratique, me paraît constitutivement incapable d’appliquer la recommandation : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt, 22, 21), et de faire le départage entre le spirituel et le temporel.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Sénateur, l’expression de ma considération distinguée ainsi que mes bons vœux pour l’année qui commence.