Un « portrait saisissant du Tibet d’aujourd’hui » ?
par Elisabeth Martens, le 20 janvier 2023
Perplexe, je me trouve devant deux documents concernant le Tibet: l'un est un documentaire réalisé par le cinéaste Jean-Michel Carré (à sortir incessamment sur Arte), l'autre est un ouvrage de Barbara Demick, ancienne correspondante du Los Angeles Times à Séoul puis à Pékin. Leur regard sur le Tibet est divergent à de nombreux points de vue, or tous deux se disent familiers de la Chine, en particulier du Tibet.
Dans son ouvrage « Le Tibet profané », Barbara Demick raconte la vie de quelques Tibétains qu'elle a rencontrés « sur place ». Elle ne s'est pourtant pas rendue au Tibet, mais à Ngaba (ou Ngawa ou Aba), une préfecture autonome tibétaine de la province du Sichuan, voisine du Tibet. La précision est importante pour contextualiser ces récits de vie : depuis le début des conflits qui opposent Pékin et les Tibétains revendiquant l'indépendance, les préfectures tibétaines du Sichuan sont celles qui concentrent le plus grands nombre de résistants, que ce soient des civils formés et armés par les USA (via la CIA envoyée sur place), des soldats de l'armée du dalaï-lama (armée transférée en Inde) ou des représentants du clergé bouddhiste. Jean-Michel Carré a intentionnellement fait démarrer son documentaire à Chamdo, une ville située à la frontalière entre le Sichuan et le Tibet. Il nous rappelle ainsi que le seul affrontement militaire entre l'Armée populaire de libération de Chine (APL) et les soldats tibétains s'est déroulé en ce lieu stratégique en 1950. D'emblée, le documentaire insiste sur l'importance de démêler les intrigues politiques quand on aborde la délicate question de ce conflit qu'on nomme à tort le « conflit sino-tibétain ».
Si J-M Carré s'attache à défricher le terrain en nous remettant en mémoire les origines de ce conflit, B.Demick dessine le portrait, bien réel, de Tibétains habitant au Sichuan, mais elle omet de décrire la toile de fond sur laquelle se tissent ces vies difficiles. La 4ème de couverture de son ouvrage note que l'auteure dresse un « portrait saisissant du Tibet d’aujourd’hui » et de ses « six millions d’habitants »... une assertion qui atteste que le Tibet dont elle parle n'est pas le « Tibet d'aujourd'hui » qui, lui, compte trois millions de Tibétains, mais bien le « Tibet historique » ou « Tibet culturel » tel que défini par le dalaï-lama, un empire tibétain qui a bien existé... mais du 7ème au 9ème siècle ! La France se mettrait-elle soudain à revendiquer le territoire gouverné par Charlemagne ? Il y a bien six millions de Tibétains en Chine, trois millions dans la région autonome du Tibet et trois millions répartis dans les préfectures autonomes des provinces voisines.
Pour ficeler son documentaire, J-M Carré a rencontré des Tibétains issus de tous milieux et de toutes professions : jeunes entrepreneurs, agriculteurs, éleveurs, professeurs d'université, enseignants d'école primaire, proviseurs de collège, artistes peintre, anciens serfs, employés des chemins de fer, historiens, économistes, environnementalistes, etc. Outre des Tibétains, il a aussi rencontré des Han, des Ouïghours, des Yi, ainsi que des représentants de différentes obédiences : lamas, imams, fidèles du bön et même des chrétiens. Le réalisateur s'est moins attaché à décrire des vies individuelles qu'à croiser ces différents parcours et les replacer dans le cheminement historique du Tibet. Mais une étude politique et sociologique telle que la sienne séduit moins que des témoignages de vie comme ceux rapportés par B.Demick. Les doléances, les confessions et les revendications de témoins directs éveillent notre empathie et remuent nos émotions et, à terme, c'est ce que nous retenons. L'usage des émotions est une tactique bien affûtée des publicistes.
Quant au réalisateur français, il se bagarre depuis plusieurs années pour obtenir les droits sur des archives qui devraient être du domaine public, entre autre celles concernant le lien entre le haut clergé tibétain et l'Allemagne nazie durant le 3ème Reich, et aussi le fameux « CIA au Tibet »1, un document attestant de l'implication des États-Unis dans le « conflit sino-tibétain », ou encore la vidéo où l'on voit le ministre des Affaires étrangères des États-Unis déclarer le Tibet « zone stratégiquement importante ». C'était en 1949, peu avant la proclamation de la République populaire de Chine qu'il a déclaré haut et fort : « Puisque l'indépendance du Tibet peut servir la lutte contre le communisme, il est de notre intérêt de le reconnaître comme indépendant au lieu de le considérer comme faisant partie de la Chine. »2
Les États-Unis n'ont fait que répéter le scénario écrit par les Britanniques au début du 20ème siècle quand la Chine était l’énorme gâteau disputé par les pays européens. Ce n'est pas innocemment que les Britanniques ont soufflé à l'oreille du 13ème dalaï-lama l'idée d'une possible indépendance... tout bénéfice revenant à l'Angleterre, of course. Le saint homme s'est réjoui de la tutelle british tant il tremblait devant une République chinoise qui s'apprêtait à confisquer les biens de son Église. Après la Seconde guerre mondiale, les États-Unis ont convoité ce même butin. Ils ont alors placé le haut clergé tibétain sous la protection de la CIA et ont rappelé au 14ème dalaï-lama l'idée d'une possible indépendance. Celui-ci, qui se déclarait « moitié bouddhiste moitié communiste » a fini par choisir le « monde libre », d'où sa fuite en Inde sous couvert de la logistique étatsunienne.
Le documentaire de J-M Carré est scandaleusement dérangeant pour nos démocraties car il divulgue quantité de faits nouveaux, enfin visibles et disponibles, mais tellement compromettants pour nos gouvernements et tellement remuants pour notre conception de « liberté » et de « droits de l'homme » que le cinéaste s'est vu obligé de composer avec la série de censures imposées par ARTE. Il a voulu que le film soit prioritairement destiné à un public qui ne connaît que la « version officielle » du « conflit sino-tibétain », celle que tout le monde serine depuis septante ans : génocide ethnique, puis culturel (quand l'ethnique fut démenti), invasion du Tibet par les Chinois, puis colonisation (quand l'invasion fut démentie), torture des prisonniers politiques, puis incarcération (quand les tortures furent démenties), etc. Proposer la diffusion du documentaire à ARTE, la chaîne télévisuelle des branchés BCBG, fut une gageure. Un pari qui, après de longues années de discussions, a abouti.
Nul doute qu'un livre-témoignage écrit par une journaliste maintes fois primée dans le domaine des droits de l’homme et qui a pignon sur rue sera assuré d'un succès médiatique. Il s'appuie sur septante ans de propagande ininterrompue, cela donne droit à certaines approximations que le lecteur « grand public » ne relève pas et qui perpétuent le flou historique à propos du Tibet. Par exemple, B.Demick parle d'un « pays qui demeure une terre interdite » ; le terme « pays » prête déjà à confusion puisque le Tibet n'est pas un pays mais une région autonome de la Chine ; et est-ce une « terre interdite » ? Comment se fait-il que J-M Carré ait pu s'y rendre, interviewer et filmer? J'y ai moi-même été cinq fois, et encore autant de fois dans les régions autonomes tibétaines des provinces voisines (mon dernier voyage en RAT remonte à l’automne 2019). Le concept « Tibet, terre interdite » alimente le mythe tibétain, même si effectivement à une certaine époque les portes du Tibet étaient closes... mais c'était à l'époque où les Britanniques l'occupaient ! « Une terre interdite gérée de main de fer par la Chine depuis les années 1950 » précise la 4ème de couverture. Ce à quoi J-M Carré répond : le Tibet n'était pas la seule province chinoise à être « gérée d'une main de fer ». Dès le début de la République populaire de Chine, les Occidentaux ont été mis à la porte, le Tibet n'a pas fait exception ; durant l'époque maoïste, la vie quotidienne des Chinois a été chamboulée du tout au tout, le Tibet n'a pas fait exception ; la Révolution culturelle a plongé la Chine dans le chaos, le Tibet n'a pas fait exception ; puis Deng a ouvert l'ère d'une « aisance modeste », le Tibet n'a pas fait exception ; l'économie chinoise a décollé en trombe, le Tibet a suivi, etc.
Jusqu'à l'heure actuelle où le Tibet est adulé par les Chinois-Han qui y voient un modèle de spiritualité et de respect pour le monde vivant. Ils se rendent en masse à Lhassa pour un city-trip, comme nous allons à Rome ou à Londres pour un week-end. Les touristes occidentaux y restent un peu plus, deux ou trois semaines en général, puis ils reviennent avec des images pleins la tête et des clichés qui ne font que confirmer la version officielle du conflit sino-tibétain : « il y a des policiers partout en rue » (savent-ils qu'ils sont tibétains?), « ils ne peuvent pas parler leur langue » (ont-ils remarqué que toutes les enseignes sont bilingues?), « ils ne peuvent pas pratiquer leur religion » (ont-ils vu les milliers de moines dans les monastères?), etc. Savez-vous que si, chez nous, on veut atteindre le même quota de prêtres qu'il y a de moines au Tibet, il faudrait trente prêtres par village... inconcevable ! Si cela se passait réellement, on crierait au scandale : « où est notre liberté de penser? »
Les préfectures tibétaines du Sichuan ont une forte concentration de monastères, or certains d'entre eux sont des foyers de discorde politique et de nationalisme. Le monastère de Kirti en est un, il est situé dans la préfecture où s'est rendue B.Demick et qu'elle nomme la « capitale mondiale des auto-immolations » : émotions assurées ! Larung Gar et Litang en sont d'autres, situés dans la préfecture de Garzé (ou Barkham), voisine de celle de Ngaba et du Tibet, etc. Ces foyers de résistance sont placés sous haute surveillance par les autorités de Pékin qui craignent des émeutes violentes comme celles qui eurent lieu à Lhassa en 2008. C'est d'ailleurs depuis ces dernières émeutes à Lhassa qu'ont eu lieu les auto-immolations de moines tibétains issus de ces monastères sichuanais. Ce sont les plus jeunes d'entre eux qui sont touchés par le phénomène, les plus influençables. Il n'est pas question ici de minimiser de tels actes tragiques, mais d'interroger les responsabilités. Certes, la répression chinoise est forte, mais elle est proportionnelle aux menaces de séparatisme. Or ce que revendiquent ces foyers de résistance est l'indépendance du « Tibet historique », un territoire qui équivaut au quart du territoire chinois. Pékin ne le lâchera jamais, il l'a déclaré maintes fois et ne reviendra pas sur sa décision. Ne faut-il pas dès lors aller chercher la responsabilité des immolations dans la surenchère du mouvement « Free Tibet », poussé par Dharamsala et par le « monde libre » qui continuent à faire espérer une indépendance qui n’arrivera pas ?
Ces actes désespérés – heureusement de plus en plus rares – sont loin de faire l’unanimité au sein du bouddhisme tibétain. Le vice-président du l’Association bouddhiste de la province du Sichuan, lama Gyalton, l'a déclaré sans équivoque : « le suicide constitue une grave déviance de la foi bouddhiste (...) La vague récente de tentatives d’auto-immolation de moines a provoqué un sentiment général de perplexité et de rejet, entraînant peu à peu les gens à perdre la foi (...) Si un petit groupe d’extrémistes continue à politiser la religion et à abandonner les principes du bouddhisme, ils risquent de détruire le bouddhisme tibétain dans une société moderne. »3
Les questions lancées en conclusion de la présentation du livre de B.Demick : « Faut-il résister à la Chine ou se soumettre ? Continuer à prôner la non-violence ou prendre les armes ? » ne sont pas des questions que se posent la très grande majorité des Tibétains de Chine. Elles sont posées par des mouvements issus de la communauté tibétaine en exil, soit à peine 2% des Tibétains. Ceux qui vivent en Chine, Région autonome du Tibet et provinces voisines, ont vu leur quotidien s'améliorer d'année en année, avec des hauts et des bas, des pour et des contre, des avancées et des reculs, etc., la vie, en somme. Mais les Tibétains ont obtenu ce qui leur importe le plus, c'est d'assurer une éducation à leurs enfants, une éducation qui leur donne la possibilité de se libérer du poids de la servitude, un poids que le Tibet a subi durant le millénaire de théocratie bouddhiste. Voilà ce que pourrait être le « portrait saisissant du Tibet d’aujourd’hui ».
Finalement, qu'on se rende en régions tibétaines comme touriste ou comme « experte des droits de l'homme », si on y va avec les idées toutes faites, on y verra exactement ce que l'oligarchie du « monde libre » (il faudrait dire « monde du marché libre ») nous a prescrit de voir et rien d'autre. Comme le déclare J-M Carré : « Le Tibet est exemplaire pour la dénonciation de la propagande car c’est une démonstration magistrale sur au moins septante ans de la manière dont la propagande fonctionne en Occident », et d'ajouter un souhait que je partage sincèrement : « j'espère que cela fera réfléchir, même par rapport à ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine. »
2 Citation du FRUS: https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1949v09/d1025