Comparer pour (mieux) comprendre — ou juste pour manipuler ?

par Albert Ettinger, le 3 février 2023

Les comparaisons abusives et diffamatoires, même les plus idiotes, sont venues à la mode. Régulièrement, les médias atlantistes apparentent ceux qui s’opposent à l’escalade de la guerre de l’OTAN en Ukraine aux « Munichois » qui voulaient « apaiser » le Führer ; les propagandistes de France-Tibet n’hésitent pas à comparer Xi Jinping à Hitler (1) ou la destruction du monastère tibétain de Ganden au saccage du Palais d’Été de Pékin. (2) Rien d’étonnant donc que les propagandistes et falsificateurs professionnels fassent des émules sur les réseaux sociaux. Ainsi, sur le site de questions-réponses Quora, un « politologue de café du commerce » — c’est lui-même qui se présente ainsi — vient de comparer… la colonisation anglaise de l’Irlande à la politique chinoise au Tibet.

 

 

Des élèves lisent un manuel scolaire tibétain dans une école de Shigatse, le 19 octobre 2009 / VCG Photo
Des élèves lisent un manuel scolaire tibétain dans une école de Shigatse, le 19 octobre 2009 / VCG Photo

 

Nous reproduisons sa contribution en entier, à l’exception des deux photos sans intérêt. Voici donc le texte publié sur Quora (3) :

Q: Si la Chine a tant amélioré 'sic' le Tibet, alors pourquoi les Tibétains veulent-ils toujours l'indépendance ?

"Améliorer un pays", ou même le "développer", ça ne veut pas dire grand-chose si on parle d’un morceau de territoire. Ce qui a un sens, ce à quoi on peut juger un régime politique, c'est améliorer les conditions d’existence, développer les potentialités de vie d’une population.

Prenons un autre exemple. Vous voyez cette carte ?

Elle date du temps où la totalité de l'Irlande était sous domination britannique. Merci les Anglais pour toutes ces belles lignes de chemin de fer ! Quelle amélioration, quel développement ! Bien mieux que les Chinois qui viennent seulement de relier Lhassa au reste du monde par le train.

Et vous voyez ces magnifiques chantiers navals ?

C'est la célèbre entreprise Harland & Wolff à Belfast, en Irlande du Nord encore et toujours britannique (photo de 1944 — l'activité a bien diminué de nos jours). Merci les Anglais pour cette belle industrie ! Non, on ne lui doit pas que le Titanic !

Bon, si on fait le bilan de la domination anglaise en Irlande (depuis le 13e siècle et plus encore après la Réforme), on voit à quelle point la population irlandaise a vu sa vie "améliorée" ou "développée".

  • Persécution, meurtres et exil des élites indigènes, remplacées par des élites impériales importées.
  • Colonisation de peuplement, au moins dans les villes et les régions économiquement intéressantes.
  • Réduction à l’état subalterne de la population d’origine dans son propre pays.
  • Développement économique largement orienté vers les colons (exemple : longtemps, les chantiers navals ci-dessus n'ont employé que des protestants).
  • Persécution religieuse : destruction de monastères, persécution active de l’Eglise locale, discriminations à gogo contre les simples fidèles.
  • Extirpation de la culture indigène dans la plus grande partie du pays.
  • Indifférence monstrueuse — ancrée dans un ignoble sentiment de supériorité — du pouvoir impérial quand le pays connut la pire famine de son histoire.

Ça ne vous rappelle rien ? Tout ceci s'applique très exactement à la domination chinoise au Tibet (remplacer "Eglise" par "Lamaserie" ?), à quelques détails près.

  • On peut discuter de l'ampleur de la destruction de la culture tibétaine : selon certains témoignages de Tibétains de l'intérieur, elle serait peut-être moins violente ou moins catastrophique (4) que la légende noire propagée par les Hollywoodiens bouddhisés. Mais elle n'a commencé qu'en 1950. Les Anglais ont eu sept siècles pour refouler, réprimer, puis détruire la culture gaélique.
  • La famine au Tibet (lors du Grand bond en avant en 1960-62 (5) a été provoquée par la politique économique inepte du pouvoir chinois. La grande famine en Irlande fut d'origine naturelle ; les Anglais n'ont fait que laisser crever ou partir les Irlandais affamés. Cependant, dans les deux cas le pouvoir impérial s'en est tenu mordicus à sa doctrine (capitalisme laissez-faire et libre-échangisme / communisme et collectivisation).
  • Il est vrai les Chinois ont aboli le servage au Tibet ; rien de tel en Irlande.

Bref, à mes yeux il est clair que le Tibet n'a pas vraiment moins droit à se libérer de telles "améliorations" que l'Irlande n'en avait au début du 20e siècle — et les républicains nord-irlandais dans les années 1970.

Certes, il a fallu la Première Guerre mondiale pour cela. En partie parce que les solutions de compromis (Home Rule) avaient été rejetées, tout comme la Chine rejette les propositions d'autonomie tibétaine du Dalaï-Lama. Et il a fallu la victoire des communistes de Mao, elle-même conséquence de la Seconde Guerre mondiale, pour que la Chine établisse ou rétablisse (je ne veux pas entrer dans un débat miné…) sa souveraineté sur le Tibet.

Mais pourquoi les frontières issues des guerres seraient-elles intangibles ? Tenir ce principe pour inflexible revient à dire qu'aussi injustes soient-elles, il faut recourir à une nouvelle guerre pour les changer.

C'est ça, le progrès et la modernité dont on nous bassine ?

 

Commençons par deux remarques préliminaires :

Les niveau de connaissances et de réflexion d’un « politologue de café du commerce » ne suffisent généralement pas pour pénétrer un sujet qui a fait l’objet, depuis des dizaines d’années, d’un tsunami de mensonges et de désinformation. Cela vaut certainement pour le Tibet, un sujet sur lequel la plupart de ce que l’Européen moyen croit savoir est tout simplement faux.

S’il est parfois utile de comparer, il faut se rappeler que très souvent, « comparaison n’est pas raison », surtout quand on se met à comparer des pays aussi différents par leur histoire et leur régime politique que sont la Grande-Bretagne et la Chine communiste. D’ailleurs, comparer consiste à prendre en compte aussi bien les différences que les similitudes, et les notions de « très exactement » et de « à quelques détails près » sont contradictoires.

Rappelons ensuite quelques faits historiques indéniables, en commençant par relever une similitude et une différence auxquelles le « politologue » amateur n’a pas pensé.

 

L’empire britannique, le plus grand empire colonial du monde

L’Irlande a été conquise et colonisée par les Britanniques. Ce sont ces mêmes Britanniques qui ont envahi la Chine, d’abord à l’Est (par les deux Guerres de l’opium au milieu du 19e siècle et, à nouveau, de concert avec les autres puissances coloniales, lors de la campagne contre les Boxers en 1901), puis à l’Ouest, par la campagne de Younghusband au Tibet en 1903. Aussi bien la Chine/sa province tibétaine que l’Irlande ont donc été des victimes de ce petit pays insulaire européen qui s’est forgé, par la force des armes et par une perfidie proverbiale, le plus grand empire colonial de tous les temps. Voilà une comparaison qui conduit des historiens sérieux à souligner, par exemple, la similitude entre « la première colonisation » de l’Irlande au XIIe siècle et « les concessions européennes sur les côtes de Chine » : dans les deux cas, il s’agit de « colonies d’exploitation » qui « se maintiennent solidement sur la côte en des points fortifiés où ils communiquent aisément par mer avec la métropole. » (6)

La Chine n’a jamais été au centre d’un empire colonial comparable à ceux des puissances européennes ; elle n’a pas conquis des terres lointaines pour les exploiter, faire travailler ou vendre leur population comme esclaves, ou exterminer systématiquement les populations indigènes comme l’ont fait les Anglais, les Français, les Allemands, les Belges, les Néerlandais, les Espagnols, les Portugais, etc. Les rapports conflictuels des Han avec les populations de leur voisinage immédiat (nomades mongols ou turciques, Tibétains) ont plutôt été motivés par le souci de se protéger et de sécuriser ses « routes de la soie » des incursions de « barbares » alléchés par les richesses chinoises. Ce n’est pas un hasard que la Grande muraille fut construite par les Chinois et non pas par les Britanniques…

 

Une image qui illustre à merveille la colonisation britannique de Australie.
Une image qui illustre à merveille la colonisation britannique de Australie.

 

Une comparaison sur fond de désinformation et d’ignorance

Mais passons en revue les prétendues similitudes entre l’Irlande colonisée et le Tibet récupéré par la Chine que le « politologue de café du commerce » pense avoir trouvées.

Au Tibet, les « élites indigènes» n’ont nullement été persécutées, tuées et chassées par la Chine. Au contraire. Bien après 1951, jusqu’en 1959, elles furent même courtisées et chouchoutées. En effet, comme l’a montré l’éminent tibétologue américain Melvyn C. Goldstein, « l’objectif à long terme de Mao était d’intégrer le Tibet de façon à obtenir coopération et amitié. » Le dirigeant chinois « voulait que les Tibétains deviennent de leur propre gré les citoyens loyaux et fidèles d’une nouvelle Chine multi-ethnique. » (7) Ce n’est qu’après qu’une partie de ces élites eurent recouru au terrorisme et organisé un soulèvement armé soutenu et financé par la CIA qu’il y a eu une répression (d’ailleurs ciblée et mesurée). Mais même après 1959, les anciennes élites n’ont pas été remplacées systématiquement par des élites « importées » ; la Chine a au contraire fait des efforts considérables et conséquents pour former des élites tibétaines issues des couches populaires (serfs, esclaves etc.) jusque là illettrées et tenues dans un état d’avilissement total. C’est ce qu’indique un article scientifique qui montre que le nombre de cadres tibétains est en augmentation constante, atteignant déjà en 1994, par exemple, 71,7 pour cent de tous les cadres au niveau régional, 69,9 pour cent au niveau de la préfecture et 74,8 pour cent au niveau communal ». (8) C’est ce que même le militant « Free Tibet » Patrick French confirme quand il écrit qu’au début du 21e siècle (se référant au Quotidien du Peuple dont il ne met pas en doute l’affirmation largement corroborée par son expérience personnelle), « dans la Région autonome du Tibet, près des trois quarts de tous les fonctionnaires étaient d’ethnie tibétaine. » (9)

La « colonisation de peuplement » du Tibet par les Chinois Han est un mythe démenti par tous les spécialistes sérieux de la question. Sur quoi se base le politologue « de café du commerce » pour l’étayer ? Il ne nous donne aucune indication, mais sans doute fait-il confiance aux publications occidentales biaisées qui font autorité. Il aurait ainsi pu citer l’Encyclopédie Larousse en ligne qui affirme que l’« installation de nombreux colons chinois réduit les Tibétains à n'être plus qu'une minorité dans leur propre pays », en dépit du fait qu’en 2010, lors du dernier recensement, 91 % de la population totale de la Région autonome du Tibet étaient d’ethnie tibétaine. (10) Ou il aurait pu se référer au volume sur le Tibet de la collection « Que sais-je ? » qui cite les exemples de Xining au Qinghai et de Lanzhou au Gansu pour illustrer le « colonialisme chinois » au Tibet. Pourtant, ces deux villes ne sont même pas situées dans la Région autonome tibétaine ; de surcroît, Lanzhou faisait déjà partie du premier empire chinois au sixième siècle avant notre ère. Elle était d’ailleurs protégée par la Grande Muraille. Quant à Xining, elle a été un centre commercial le long de la Route de la soie pendant plus de 2000 ans et un bastion de la résistance des dynasties Han, Sui, Tang et Song contre les attaques des nomades de l'Ouest. (11)

 

Vers 1900 : Des habitants de Gweedore, dans le comté de Donegal, devant leur petite ferme au toit de chaume. On remarquera les pieds nus d’une partie de la famille.
Vers 1900 : Des habitants de Gweedore, dans le comté de Donegal, devant leur petite ferme au toit de chaume. On remarquera les pieds nus d’une partie de la famille.

 

Un parallèle entre l’Irlande colonisée et le Tibet d’avant 1951

En ce qui concerne l’Irlande, la colonisation de peuplement britannique (principalement écossaise) s’est concentrée au Nord de l’île, ce qui explique les « magnifiques chantiers navals » que l’auteur de la réponse sur Quora met en avant pour suggérer un important développement économique de l’Irlande qui serait dû au colonialisme britannique. Pourtant, au milieu du 19e siècle, « la société irlandaise présentait un tableau qui pourrait être familier à ceux qui connaissent le tiers-monde d'aujourd'hui. » Cette Irlande colonisée ressemblait à bien des égards au Tibet, mais pas au Tibet moderne. En fait, elle ressemblait à l’ancien Tibet sous domination britannique dirigé par le 13e dalaï-lama et ses successeurs. En Irlande britannique, les « deux tiers de la population, soit 8,25 millions de personnes, vivaient de la terre. (...) La moitié de la population rurale était constituée de travailleurs sans terre et de leurs familles. La plupart des autres étaient des cotters (12) ou des travailleurs asservis. » Leur misère est illustrée par des données comme celles-ci : « Au cours des six années précédant 1851, les registres officiels font état de 21 770 décès dus à la famine et de près de 0,75 million de décès dus au typhus, à la fièvre récurrente, à la dysenterie, au scorbut et au choléra. » (13)

La vie de la majorité des ces métayers et de ces travailleurs asservis irlandais était donc misérable, même en dehors des périodes récurrentes de famine. Elle rappelle la vie des Tibétains qui avaient, encore vers 1950, selon l’estimation de Heinrich Harrer, une espérance de vie d’environ 30 ans. Le Bouriate bouddhiste Tsybikov, un des rares visiteurs étrangers du Tibet ancien, explique : « L’entretien d’un clergé nombreux, les faibles revenus du pays et l’absence presque totale d’industrie constituent à l’évidence les causes de la pauvreté générale du peuple. Cette misère oblige le Tibétain à limiter ses besoins au maximum. Le peuple se nourrit très modestement : il consomme essentiellement de la farine d’orge (tsampa) de la qualité la plus basse, ne prend jamais de viande et parfois seulement du thé blanchi au beurre. » Et encore : « « La misère et l’absence d’aide sociale ont développé dans le pays une quantité énorme de pauvres des deux sexes et de tous âges. » (14)

Est-ce que, au vu de ces conditions de vie, il suffit de concéder à mi-mot que « les Chinois ont aboli le servage au Tibet » et qu’il n’y a eu « rien de tel en Irlande » sous les Britanniques ? Peut-on vraiment faire comme s’il ne s’agissait là que d’un hasard ou d’un « détail » de l’histoire ?

 

Le « détail » de l’émancipation des serfs Tibétains

Même constat pour ce qui est de la prétendue « Réduction à l’état subalterne de la population d’origine » aussi bien en Irlande colonisée qu’au Tibet. Appliqué au Tibet moderne, le parallèle n’est qu’une affirmation sans fondement ; pour décrire l’état de la majorité des Tibétains d’avant 1959, il serait par contre un euphémisme éhonté. État subalterne ? Avant 1959, 98% des Tibétains étaient des métayers endettés, des serfs à la merci de leur seigneur féodal, des bergers nomades liés à des chefs de clan féodaux ou des monastères, des esclaves et des intouchables (15). De nos jours, ces Tibétains et ces Tibétaines dont les grands-parents étaient considérés comme du bétail humain sont des citoyens à part entière, égaux en droits et en devoirs aux citoyens des autres ethnies de Chine.

L’allégation d’un « Développement économique largement orienté vers les colons » ne tient pas non plus la route dès lors que, déjà, l’affirmation d’une colonisation de peuplement chinois au Tibet est inexacte. Cette fois encore, l’auteur de la réponse sur Quora n’indique pas ses sources. En tout cas, comment croire que ni le développement spectaculaire de l’infrastructure et des transports (tout-à-l’égout, électricité et eau courante, télécommunication, lignes ferroviaires, tunnels et ponts, routes asphaltées entre les villages, autoroutes modernes, aéroports…), ni celui de l’agriculture (citons l’exemple des innombrables serres qui alimentent les Tibétains en fruits et légumes inconnus dans l’ancien Tibet)(16), ni les hôpitaux, les dispensaires, les écoles, collèges et internats, les musées ou l’université tibétaine de Lhassa n’ont eu le moindre effet positif sur la vie des Tibétains ? Même la très antichinoise Françoise Robin de l’INALCO admet que les Tibétains de Chine vivent beaucoup mieux aujourd’hui qu’ils ne l’ont fait sous l’Ancien Régime, et que la « modernisation » du Tibet entreprise par les communistes s’est voulue très tôt « sociale, avec la construction d’écoles et d’hôpitaux. » (17) Peut-on affirmer la même chose au sujet de l’Irlande coloniale ?

Quant à la « destruction de monastères » et les « persécutions religieuses », les lamas n’ont pas attendu l’arrivée des communistes chinois pour les pratiquer eux-mêmes, par exemple, de manière récurrente, dans le cadre des luttes fratricides entre les sectes des Guélougpa et des Karma-Kagyupa qui s’étendent du 15e au milieu du 17e siècle (18). Ces luttes fratricides se répètent au 20e siècle entre les Guélougpa eux-mêmes, quand le « grand » 13e dalaï-lama fait raser le monastère de Tengyeling et se venge sur les moines du monastère de Loseling après l’avoir fait assiéger par 3000 soldats, ou quand le régent Taktra fait bombarder et mitrailler le monastère de Sera.

La plupart des monastères ainsi que tout le système monastique propre au féodalisme tibétain ne pouvaient survivre à la réforme agraire et à la libération des serfs. Comme le note Heinrich Harrer, « l’Église lamaïste… est le plus grand propriétaire foncier du Tibet et tire de substantiels revenus des terres qui lui appartiennent. » Aurait-on dû garder le servage, la corvée et l’esclavage pour nourrir le haut-clergé et les innombrables moines-parasites qui suçaient le sang du peuple tibétain ?

 

Respect de la culture et de la religion des Tibétains

La Chine n’est plus celle de la « Révolution culturelle » d’il y a cinquante ans avec ses gardes rouges décidés à en finir avec toutes les rémanences du féodalisme et les vieilles traditions. Au Tibet, il y a (chiffres de la première décennie du 21e siècle) de nouveau 46 380 moines et nonnes payés par le gouvernement qui bénéficient en plus de soins médicaux gratuits, et l’État a financé la reconstruction et la restauration de 1787 monastères et lieux de culte. (19)

L’allégation d’une « extirpation de la culture indigène » au Tibet chinois reprend le vieux bobard du « génocide culturel ». Je laisse encore une fois la parole au petit livre de Françoise Robin pour constater que « la création artistique et intellectuelle (littérature, musique, peinture, sculpture et, depuis peu, cinéma) est plus vivace au Tibet qu’en exil », et qu’on a pu y assister à « l’éclosion de formes culturelles et artistiques à la fois issues de la tradition et inscrites dans le contemporain », tandis que l’exil s’est astreint « à l’idéal officiel de préservation culturelle, qui voit en toute création ‘moderne’ trahison et sinisation. » (20) D’ailleurs, comment se fait-il que cette Chine si désireuse d’extirper la culture tibétaine a fait inscrire, outre l’ensemble historique du Palais du Potala (21), la tradition épique du roi Gesar (22), l’opéra traditionnel tibétain (23) et les bains médicinaux Lum de la Sowa Rigpa (24) sur la liste du patrimoine de l’humanité de l’UNESCO ? Et comment se fait-il que les Tibétains « prétendument sinisés » parlent et écrivent « bien leur propre langue, souvent mieux que les exilés » (25)?

Quels préjugés antichinois ou anticommunistes ont bien pu amener cet homme pourtant cultivé à s’imaginer, au sujet de la Chine populaire, une « indifférence monstrueuse — ancrée dans un ignoble sentiment de supériorité — du pouvoir » face à « la pire famine de son histoire » ?

 

Fileuses tibétaines en 1939, photographiées par Ernst Schäfer, chef de l’expédition SS au Tibet (Source : archives fédérales allemandes)
Fileuses tibétaines en 1939, photographiées par Ernst Schäfer, chef de l’expédition SS au Tibet (Source : archives fédérales allemandes)

 

Le Parti communiste chinois a mis fin aux famines et à la pauvreté séculaires

Un petit coup d’œil sur Wikipédia aurait suffi pour que le « politologue » amateur apprenne ceci : « Des famines en Chine se sont produites en grand nombre tout au long de l’histoire de la Chine, sous les différentes dynasties impériales et après la disparition de la dernière dynastie impériale en 1911. Ces famines entraînèrent un nombre important de morts. Ainsi, entre 108 av. J-C et 1911, il n’y eut pas moins de 1 828 famines majeures en Chine, soit près d’une par an ». Après l’avènement de la république en 1911, « des famines survinrent en 1928-1929, 1936, 1942-1943, 1946, et 1958-1961 entraînant plusieurs dizaines de millions de morts en Chine. » (26) Une appréciation un tant soit peu objective aurait par ailleurs dû mentionner le fait que le gouvernement populaire a réalisé l’exploit d’éliminer définitivement non seulement la famine en Chine, mais a réussi à sortir des centaines de millions de Chinois de la pauvreté.

L’auteur anticommuniste sur Quora a choisi de ne parler que de la famine que connut la Chine après l’échec du Grand Bond en avant et les catastrophes naturelles qui l’accompagnèrent. Pourtant, le Tibet fut pratiquement épargné de cette famine qui touchait le reste de la Chine, comme l’a montré la littérature sérieuse. Dans son histoire du Tibet depuis 1947 intitulée The Dragon in the Land of Snows, l’historien exilé Tsering Shakya, par exemple, ne fait aucune mention d’une famine liée au Grand Bond en avant en Région autonome tibétaine. Même l’article sur Wikipédia auquel se réfère le « politologue » amateur est obligé d’admettre que des « travaux universitaires (Yan Hao, 2000, Barry Sautman, 2005) soulignent l'improbabilité d'une telle famine dans l'Ü-Tsang », c'est-à-dire au Tibet proprement dit. Le Qinghai, le Sichuan et le Gansu où vivent d’importantes minorités tibétaines ont probablement été touchés, mais la propagande de Dharamsala a très fortement gonflé le nombre des victimes. « Si le chiffre de 413 000 morts des émigrés était exact, le taux de décès chez les Tibétains aurait été quatre fois plus élevé que le taux national. Or plus de la moitié de la population tibétaine est constituée de nomades auto-suffisants jusqu'à ce jour (27), et leurs moyens de subsistance dépendent rarement d'une source extérieure d'approvisionnement ; ensuite les Tibétains de l'Ü-Tsang, loin de subir les politiques menant à la famine, venaient de bénéficier d'un programme de distribution des terres et de suppression d'impôts se soldant par un accroissement de la production. Selon la Commission sociale et économique de l'ONU pour l'Asie et le Pacifique (UNESCAP), la population de l'Ü-Tsang lors du grand bond en avant (1959-1962), passa de 1 228 000 habitants en 1959 à 1 301 700 en 1962; les chiffres de 1958 et 1969 sont de 1 206 200 et 1 480 300. Le fort taux de croissance démographique (plus de 2 % l'an) ne cadre guère avec la famine. »(28)

Rappelons enfin que, dans l’ancien Tibet des dalaï-lamas, les serfs ou métayers et même les novices dans les monastères souffraient régulièrement de la faim (comme en témoignent Kawaguchi, Harrer ou Tendzin Tcheudrak, le médecin personnel du dalaï-lama).

 

Les « quatre races d’hommes » telles qu’on les voyait en France dans les années 1930. On notera la représentation quelque peu caricaturale de la « race jaune » et de la « race rouge », ainsi que l’absence de femmes.
Les « quatre races d’hommes » telles qu’on les voyait en France dans les années 1930. On notera la représentation quelque peu caricaturale de la « race jaune » et de la « race rouge », ainsi que l’absence de femmes.

 

Suprématie, racisme « scientifique » et exceptionnalisme sont des produits occidentaux

Pour ce qui est de « l’indifférence monstrueuse » des dirigeants communistes chinois, j’aimerais bien voir sur quelle source crédible se réfère notre historien de « café du commerce ». Quant à l’« ignoble sentiment de supériorité » des Chinois fantasmé par l’auteur, c’est plutôt celui des Anglais qui est universellement connu. Il participe au sentiment de supériorité raciale de l’homme « blanc », « aryen » ou « caucasien », un sentiment tellement répandu et banal en Occident que, par exemple, Le tour de France par deux enfants, un livre extrêmement populaire dans les années 1930 en France et très largement utilisé dans l’enseignement, endoctrinait les petits Français à propos des « Quatre races d'hommes » : « La race blanche, la plus parfaite des races humaines, habite surtout l'Europe  » ; quant à la « race noire », outre la « peau très noire » elle a « les bras très longs. »

Rien de tel du côté chinois (le racisme « scientifique » est une spécialité occidentale) et, à plus forte raison, du côté des communistes chinois qui ont toujours considéré que la révolution chinoise faisait partie du mouvement d’émancipation des peuples colonisés et des peuples « de couleur ».

 

Notes :

1) http://tibetdoc.org/index.php/politique/mediatisation/641-odieux-montages-et-photos-cruelles

2) http://tibetdoc.org/index.php/politique/mediatisation/691-amalgame-et-detournement-d-heritage-france-tibet-se-deshonore

3) https://fr.quora.com/Si-la-Chine-a-tant-am%C3%A9lior%C3%A9-le-Tibet-alors-pourquoi-les-Tib%C3%A9tains-veulent-ils-toujours-lind%C3%A9pendance

4) Ici, l’auteur ajoute un lien vers un post sur Quora où il publie la recension de ses lectures préférées. Dans l’une d’elles, parlant du livre de Lhasham-Gyal En attendant la neige, traduit d’ailleurs par Françoise Robin, il se rend compte du fait que celui-ci peint un portrait « bien plus nuancé » aussi bien de la « domination chinoise » que du « responsable local du parti communiste » qui, bien qu’appartenant à l’ethnie majoritaire Han, « parle tibétain et s’adresse à ses administrés dans leur langue. Il leur construit une école et envoie un instituteur tibétain qui fait la classe en tibétain. » De plus, l’un « des héros choisit, à un moment, de devenir moine et personne ne l'en empêche. » Le « politologue de café du commerce » s’étonne : « On ne reconnaît pas vraiment l’occupation brutale et le génocide culturel dont parle (Matthieu) Ricard. »

5) L’auteur du post renvoie à cet article de la Wikipédia française : https://fr.wikipedia.org/wiki/Famine_au_Tibet_(1960-1962)

6) A. Demangeon, « Les relations de l'Irlande avec la Grande-Bretagne », Annales de géographie, 1923, 177, pp. 227-239. (https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1923_num_32_177_9936)

7) A History of Modern Tibet, vol. 2, p. 38.

8) He Baogang, “The Dalai Lama’s Autonomy Proposal, A One-Sided Wish?”, dans Sautman/Teufel Dreyer, Contemporary Tibet, p. 76.

9) Patrick French, Tibet, Tibet, A Personal History of a Lost Land, Vintage Departures, 12003, p. 42.

10) « Officiellement, fin 2005, la population de la région autonome était de 2,77 millions d'habitants, non compris les militaires en poste. Elle réunissait 26 ethnies différentes, dont 92 % de Tibétains. » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Sinisation_du_Tibet) Pour rendre crédible l’affirmation fallacieuse d’une « sinisation » du Tibet par un afflux de « colons chinois », le dalaï-lama et ses partisans ont créé la fiction d’un « Tibet des trois provinces (Ü-Tsang, Amdo et Kham) » qui n’a jamais existé et qui engloberait non seulement « les zones autonomes tibétaines hors RAT », mais aussi « la totalité de la province » du Qinghai « qui « est peuplée en majorité de Han depuis des siècles (3,5 millions environ), comme le souligne le professeur Colin P. Mackerras. » (ibid.)

11) Voir aussi notre article http://tibetdoc.org/index.php/politique/mediatisation/285-l-etrange-tibet-de-mme-levenson

12) Le terme désigne des métayers irlandais qui louaient autrefois une petite ferme selon le système de la location « à la crémaillère », la terre étant louée au plus offrant.

13) P. Gibbon, Colonialism and the Great Starvation in Ireland 1845-9, 1975. https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/030639687501700202?journalCode=racb

14) Voir notre article http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/191-l-ancien-tibet-temoignage-d-un-explorateur-bouriate-du-debut-du-20eme-siecle

15) Voir http://tibetdoc.org/index.php/histoire/periode-bouddhiste/402-l-ancien-tibet-selon-kawaguchi-i-inegalites-sociales-et-misere-du-peuple et

http://tibetdoc.org/index.php/histoire/periode-bouddhiste/412-l-ancien-tibet-selon-kawaguchi-iii-sous-developpement-economique-culturel-et-humain

16) Voir http://tibetdoc.org/index.php/economie/agriculture-elevage/21-vers-une-agriculture-innovante-verte-proche-du-consommateur-et-qui-ameliore-le-niveau-de-vie-des-paysans-tibetains-l-exemple-du-parc-industriel-zhizhao-a-zhihou-district-de-chengguan

17) Clichés tibétains, p. 85.

18) Voir http://tibetdoc.org/index.php/histoire/histoire-en-general/103-critique-de-la-chronique-historique-detaillee-du-tibet-etablie-par-la-campagne-internationale-en-faveur-du-dalai-lama-1

19) Source : B. Sautman et June Teufel Dreyer, Contemporary Tibet, p. 312. Voir aussi, par exemple, http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-au-tibet/562-au-monastere-de-samye

20) Clichés tibétains, pages 128 et 129.

21) https://whc.unesco.org/fr/list/707/

22) https://ich.unesco.org/fr/RL/la-tradition-pique-du-gesar-00204

23) https://ich.unesco.org/fr/RL/lopra-tibtain-00208

24) https://ich.unesco.org/fr/RL/les-bains-mdicinaux-lum-de-la-sowa-rigpa-connaissances-et-pratiques-du-peuple-tibtain-en-chine-concernant-la-vie-la-sant-et-la-prvention-et-le-traitement-des-maladies-01386

25) Clichés tibétains, p. 126

26) https://fr.wikipedia.org/wiki/Famines_en_Chine

27) Les pasteurs-éleveurs tibétains qu’on a pris l’habitude d’appeler des « nomades » et qui peuplent surtout des régions situées en dehors de la Région autonome tibétaine n’ont généralement pas pratiqué le nomadisme dans le sens strict du terme. Ils pratiquaient en fait la transhumance. D’ailleurs, au cours des deux décennies qui se sont écoulées depuis la publication de la source que je cite, leur situation a beaucoup changé, à la fois pour des raisons écologiques (lutte contre l’érosion et la dégradation des steppes par le surpaturage dû à une forte augmentation du cheptel) qu’économiques (diversification des sources de revenus, lutte contre la pauvreté et modernisation).

28) https://fr.wikipedia.org/wiki/Famine_au_Tibet_(1960-1962)